Elle vit le plus clair de son temps, désormais, dans un village du Gard, près d’Uzès, dans cette région où ils avaient cherché une maison, en septembre 1978, où Jacques aurait passé sa convalescence. Alors qu’elle n’avait que trente-cinq ans à son décès — et plus aucune activité professionnelle, ayant tout abandonné pour le suivre au bout de la vie —, elle ne s’est jamais mariée. Mais, depuis le fameux livre Tu leur diras[398], auquel il lui avait demandé de s’atteler (« À la fin de chaque journée, j’écrivais ce qui s’était passé[399] ») et dont il avait lui-même parlé, semble-t-il, à son futur éditeur, Maddly Bamy a écrit ou coécrit pas moins de dix ouvrages… dont certains, à caractère spirituel voire spiritiste, ont pu surprendre[400].
Entre tous, cependant, Tu leur diras reste un témoignage essentiel des dernières années de la vie de Jacques Brel. Écrit sur place, dans leur maison d’amour, il lui demanda dix mois de travail sans discontinuer, à cheval sur les années 1980–1981. « J’ai remonté le cours des souvenirs, de ceux que nous avions vécus ensemble, de ceux que Jacques m’avait racontés. “Tu écriras, tu seras ma mémoire”, m’avait répété Jacques un bon nombre de fois[401]. » Évoquant la période d’enregistrement de l’album, Françoise Rauber en témoignera[402] après le décès de son époux François (survenu le 14 décembre 2003, à l’âge de soixante-dix ans) : « Elle se déplaçait partout avec son gros cahier et son crayon. Elle prenait des notes. Et j’ai personnellement entendu Jacques lui dire les mots qui forment le titre de son livre : “Tu leur diras !” »
Pour Maddly, qui ne s’était jamais souciée d’écriture, le projet ne coulait pas de source. Mais « consciente de ce qu’à travers moi il voyait une opportunité de voler du terrain à la mort, de gagner du temps, comment aurais-je pu lui dire que je ne saurais peut-être pas faire ce qu’il attendait de moi[404] ? ». Jacques Brel ne sentait que trop le temps lui échapper ; jamais il ne lui offrirait la possibilité de rédiger lui-même ce livre. « La maladie le harcelait, ne lui laissait aucun répit et l’empêchait de se pencher sur la beauté froide d’une page blanche pour y coucher ses souvenirs, ses envies de dénoncer encore, ses envies de donner des pulsions aux autres[405]. »
Alors, sans lui donner de directives ni même de conseils sur la façon de s’attaquer ultérieurement à cet ouvrage, Jacques se confiait sans réserve à sa compagne : « Il s’agissait, la plupart du temps de rappels, de choses qui lui traversaient l’esprit et qu’il me demandait de ne pas négliger. » Jour après jour, penchée sur sa table de travail, dans cette maison « qui avait résonné de tant de rires », Maddly voyait s’empiler les feuillets. « Je ne souffrais pas d’écrire. Je souffrais de revivre ces temps de ma vie où tout avait été si plein, où rien ne se perdait. Parfois, l’émotion était trop forte et il me fallait quitter cette table où mes rires se changeaient en larmes. Puis je me calmais, parce que je devais continuer, parce que l’essentiel était de finir[406]. » Enfin, sa tâche accomplie, sa promesse tenue, elle avertit André Philippe, le patron des Éditions du Grésivaudan, qui vint lui-même récupérer le manuscrit. C’était la seconde fois qu’il se déplaçait jusqu’à Hiva Oa. Trois ans plus tôt, il était venu travailler avec Jacques Brel au projet d’anthologie de ses chansons…
À présent, Maddly Bamy continue d’écrire. Et de peindre. Mais, surtout, elle reste attentive à la mémoire de son compagnon d’aventures, comme on l’a vu en 2008 lorsqu’elle s’est rendue à Anvers pour retrouver l’Askoy, récemment sauvé des eaux ; là même où, trente-quatre ans plus tôt, elle en avait largué les amarres pour un voyage sans retour avec Jacques.
Tout comme Paul-Robert Thomas, qui recevait Brel chez lui lors de ses séjours à Tahiti, Marc Bastard, son meilleur ami d’Atuona — celui dont France Brel, en juillet 1999, s’avouera frappée par la ressemblance physique avec Jojo —, est aujourd’hui décédé. Mais le fils qu’il a eu avec une Marquisienne, dont il était séparé, vit toujours à Atuona. Voici comment Bastard décrivait sa dernière rencontre avec Jacques Brel dans les premiers jours du mois de juillet 1978 :
« Je devais m’absenter plusieurs semaines. Je suis monté lui dire au revoir. Le soir était tombé. Assis sur la terrasse, il lisait. Maddly, devant son chevalet, dessinait. J’eus vraiment le sentiment d’être un intrus. Maddly me fit un sourire accompagné d’un signe d’amitié. “C’est bien ton bouquin ?”, demandai-je bêtement.
« Avec un vague sourire, il ferma le livre et me montra la couverture. Le titre était Changer la mort, du professeur Schwartzenberg[407]. “Tu vois, j’apprends à mourir…”
« Nous parlâmes d’autre chose ; mais je savais que, depuis plus d’un mois, il souffrait de nouveau. Le poumon sain était atteint par le mal. Je lui fis part de mes projets immédiats et lui indiquai la date de mon retour, prévu à la fin du mois d’août. Notre conversation fut brève. Il me raccompagna jusqu’au chemin où était garée ma voiture. Tandis que je partais, je le vis une dernière fois s’éloigner dans la nuit. Il me fit de grands gestes : on aurait dit qu’il cueillait des étoiles… »
Quelques semaines plus tôt, c’était encore le printemps, Jacques Brel avait retrouvé son ami Paul-Robert à Punaauia, sans savoir, bien sûr, qu’il n’y aurait pas d’autre séjour dans ce faré qu’il appréciait tant. Cette fois-là, au bout de la nuit, c’est au médecin surtout qu’il s’adressait :
« Crois-tu vraiment que je devrais rentrer en France… pour ma santé ? Maddly pense que oui. Et toi, le toubib ?
— Je pense qu’un séjour en France, à voir vos amis, te ferait du bien… et que tu pourrais profiter de l’occasion pour faire un bilan général. Maddly voudrait savoir si tu n’as pas besoin d’un traitement avant de vous fixer définitivement aux Marquises. C’est sans doute sage, mais je n’y vois aucun impératif médical.
— J’ai besoin de réfléchir ! Tout le monde me conseille de partir !
« Plusieurs minutes passent, comme des anges aux ailes noires. Soudain, sa voix reprend, assez dure et douloureuse.
— As-tu écouté ma chanson Orly avec attention ? Il s’agit de deux amants qui se séparent, mais surtout d’une métaphore de la Vie et de la Mort. D’un être qui sent sa vie lui échapper ; le jour où, par exemple, il décide de partir se faire soigner. Et l’avion se pose à Orly. Dernier aéroport, pour un dernier voyage[408]… »
Cette nuit-là, Jacques Brel comprend qu’il doit bientôt partir. Pour Paris… C’est son dernier repas avec Paul-Robert. « Il tousse et manque d’air. Le retour lui fait peur. » Le lendemain matin, Jacques et Maddly regagnent les Marquises avec le Jojo. C’est leur dernier vol entre Faa’a et Hiva Oa… Les jours passent. « Jacques toussait, s’essoufflait et dormait mal », rapporte le médecin, que Maddly tient informé. « Il avait besoin de somnifères et d’antibiotiques. Je lui faisais parvenir ses médicaments par les pilotes d’Air Polynésie qui desservaient les Marquises.
398
Achevée d’imprimer le 18 septembre 1981, l’édition originale du Grésivaudan proposait (telles les anthologies de luxe de Brassens et de Brel) 2 volumes grand format (24 × 32) emboîtés dans un coffret ; tirée à 5 000 exemplaires sur vélin d’Arches en feuilles séparées (120 et 140 pages), elle était illustrée de 10 lithographies en couleurs signées Maddly Bamy et de 350 photos inédites (dont 320 en couleurs). Dès mars 1982, des rééditions reliées en un volume unique furent publiées dans un format inférieur, avec une sélection d’illustrations, sous couverture souple ou cartonnée. Enfin, en 1999, l’ouvrage ressortit sous le même titre en édition courante chez Fixot (222 p. et cahier photo de 8 p.).
400
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Alors époux de Marina Vlady qui, rappelons-le, avait été mariée à l’aventurier Jean-Claude Brouillet, lequel céderait quelques années plus tard sa ferme perlière à Robert Wan, l’acquéreur du