« Alors que j’étais à Los Angeles [fin juillet], Jacques a décidé de faire un rapide aller-retour en France et en Belgique. Il a tenté de me joindre au numéro que je lui avais laissé. Ce ne fut qu’un aller simple.
« Dès mon retour à Tahiti, j’ai eu ce message : “Désolé que tu ne sois pas là. Je rentre dans Orly[409]”… »
Beaucoup d’autres amis, de relations ou de simples témoins d’un moment partagé de la vie de Jacques Brel en Polynésie, sont encore vivants et présents soit à Hiva Oa, soit ailleurs dans l’archipel, soit à Tahiti ; en particulier l’ancien maire d’Atuona, l’infirmière, l’homme qui traçait les pistes, Henriette, certaines des sœurs et d’anciennes pensionnaires du collège Sainte-Anne… Des pilotes aussi, l’auteur du portrait du dernier album… Et le postier, Fiston Amaru — si décisif dans la destinée de Brel —, qui, après avoir été muté à Tahiti, est revenu découvrir l’Espace Brel en 2004, « après vingt-quatre années d’absence dans cette merveilleuse île ». À Georges Gramont, son successeur à la Poste d’Atuona, le seul endroit d’Hiva Oa où l’on pouvait téléphoner, du temps de Jacques, il a laissé un mot signé « Le vieux pédé, ami de Jacques Brel » ! Avec cette précision : « Ancien receveur d’Atuona ; octobre 1971 à juillet 1979. »
C’est Georges, justement, qui nous a présenté Jean Saucourt ; jamais encore celui-ci n’avait accepté de témoigner sur Brel. Il vit à présent en louant quelques petits bungalows aménagés aux voyageurs de passage, réticents aux séjours organisés, tout en étant l’aîné et probablement le plus compétent des guides culturels locaux. Jean et Georges, comme bien d’autres à Hiva Oa, se souviennent que l’auteur de Quand on n’a que l’amour déploya toute son énergie et soutint une foule de projets pour faire sortir de son isolement cette île « espérante comme un désert ». À commencer par le pont aérien, qu’il maintenait à lui seul pour que les populations de l’archipel reçoivent chaque semaine leur courrier et soient approvisionnées une fois par mois, en vivres et en médicaments mais aussi en livres et même en films, à Atuona, qu’il allait chercher à Papeete.
Le goût du dépassement ! « Moi, je ne veux pas mourir sans avoir tout donné », déclara-t-il à Maddly. Et il donna tout, jusqu’à l’ultime limite de ses forces. Quelque part entre Saint-Exupéry, poète, pilote et humaniste, et Don Quichotte, défenseur de la veuve et de l’orphelin, dont le rêve est toujours noble, jamais intéressé. « On dit souvent, enfin je l’ai souvent entendu dire : “Brel se prend pour Don Quichotte.” On s’est beaucoup moqué de moi avec ça. Et, à l’époque de La Mancha, il y avait eu un critique qui n’avait pas du tout été tendre ; je ne lui ai pas dit qu’il était, lui, tout à fait insuffisant[410]. » Don Quichotte, rappelait Jacques, passait son temps à donner, quitte à être humilié ; « mais Don Quichotte ne peut pas être humilié, il ne voit pas cela, il voit tellement l’étoile… Et moi, je ne serais pas humilié si je pouvais donner un peu de bonheur[411] ».
Alors, son langage fleuri et ses blasphèmes qui, au début, choquaient les Marquisiens, à la fois très croyants et très attachés à un français châtié, sont vite passés au second plan. « Les enfants eux-mêmes l’ont accepté sans réserve, assure Georges. Souvent, les jours de congé scolaire, ils allaient le réveiller en jetant des cailloux sur le toit de sa maison et en criant “jacquebrel” ! En un mot. Tous les enfants l’appelaient “jacquebrel”, pour eux c’était son nom. Alors, il sortait, l’air furieux, en criant lui aussi : “Bande de petits salopiauds !” Oui, oui, il parlait comme ça et pis encore… Il utilisait un langage cru, mais cru ! Mais, aussitôt, il les faisait entrer et leur offrait des paquets de bonbons qu’il avait achetés tout exprès. Et puis il les chassait brusquement, toujours en criant : “Fichez le camp, petits vauriens !” C’était comme un rite entre les enfants et lui. »
Georges Gramont a pris sa retraite de la Poste et tient aujourd’hui une pension de famille avec son épouse Gisèle, dite Gigi. En réalité, personne ici ne l’appelle Georges, tout le monde le connaît sous le diminutif de… Jojo ! Eh oui, aimait à constater encore et encore le poète, il n’y a pas de hasard, rien que des rendez-vous.
Cette fois, il est temps de dire adieu aux Marquises. Mais pas avant de saluer une dernière fois le Grand Jacques, une fois de plus… Et Gauguin par la même occasion. Une fois de plus, comme pour ne pas faire mentir la chanson, la pluie est traversière ; la pluie « qui vient qui va / Qui cogne, qui mord, qui bat / Une vraie pluie de Golgotha[412] ». En gravissant, sous le déluge, le sentier qui mène à leur dernière demeure, s’impose à moi la chanson de Barbara, où celle-ci, déjà, associait ces deux personnages d’une si grande proximité d’esprit : Gauguin (Lettre à Jacques Brel)… La plus belle et déchirante chanson qui soit, tant Jacques et Barbara, au-delà de leur réciproque admiration artistique, étaient proches. « On est un peu amoureux, comme ça, depuis longtemps », avait-elle reconnu. Lui savait ses sortilèges, elle tous ses envoûtements. Oui, ces deux-là, le chanteur à la triste figure et la longue dame brune, s’aimaient d’amour tendre et jamais entre eux, de l’aube claire jusqu’à la fin du jour, l’amour est mort… Par bonheur, il nous reste Franz, le film qu’il avait imaginé sur mesure pour elle. Il jouait le rôle de Léon, elle de Léonie. Elle y est éblouissante « et on sent bien à travers les images, écrit Charley Marouani qui fut leur imprésario commun, toute la tendresse que ces deux-là éprouvaient l’un pour l’autre[413] ».
Ce chemin ruisselant qui grimpe au bout de la vie, jusqu’au cimetière du Calvaire perché en haut d’Atuona comme un Golgotha « posé sur l’autel de la mer », il faut le mériter… « C’est en marchant qu’on trace son chemin », disait le poète[414], et lorsqu’on jette un regard en arrière, avant d’embarquer pour l’ultime traversée, « on voit une dernière fois le sentier que jamais plus on n’empruntera ». Le chemin qui mène de l’enfance à Schaerbeeck, des années à s’ennuyer (« Mon enfance passa / De grisailles en silences / De fausses révérences / En manque de batailles »), mais à rêver aussi (« L’enfance / C’est encore le droit de rêver / Et le droit de rêver encore »), jusqu’aux adieux de l’Olympia et de L’Homme de la Mancha, une période de triomphe[415] où l’on ne faisait pas semblant, en passant par la galère, un cycle de privations, de rebuffades et d’humiliations[416] (mais « qu’importe l’histoire / Pourvu qu’elle mène à la gloire »)…
Un chemin de quarante-neuf ans bien sonnés qui, par son intensité — comme le rappelle Jean Corti, son accordéoniste durant l’essentiel de sa carrière[417] —, vaudrait le double chez le commun des mortels : « Je dis souvent que Brel est mort centenaire, parce qu’il a vécu deux fois : il a vécu la nuit et il a vécu le jour. Deux fois quarante-neuf ans… Cela fait de lui un presque centenaire ! »
410
Maddly Bamy,
414
Antonio Machado :
415
La grande époque de Brel — cela paraît presque incroyable en regard de la trace laissée auprès de ses contemporains — n’aura duré que cinq ans, de son premier Olympia en vedette, en octobre 1961, où il « casse la baraque », à celui des adieux, en octobre 1966.
416
Entre autres critiques assassines aux premiers temps de son installation à Paris, de 1953 à 1956 (où Brel chante, chaque soir, dans six ou sept cabarets pour une rétribution de misère),
417
Jean Corti a été l’accordéoniste attitré de Brel d’août 1960 jusqu’à son avant-dernière tournée (il fut remplacé par André Dauchy lors de la tournée des adieux, de l’automne 1966 au printemps 1967), ayant choisi entre-temps de se consacrer à des activités plus sédentaires. Il a signé ou cosigné aussi la musique de plusieurs de ses chansons, seul (