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Corti sait de quoi il parle, ayant été de toutes les tournées, de tous les spectacles, cinq à six jours par semaine, à l’époque où Jacques chantait plus de trois cents fois par an : « On se suivait sur la route, à trois bagnoles. Brel était dans une voiture avec Jojo, j’étais dans la suivante avec Jouannest, et nous transportions l’accordéon et les bagages ; dans la troisième voiture, il y avait Philippe Combelle, le batteur, et le bassiste, avec une batterie réduite et une contrebasse électrique, ce n’était pas l’idéal… mais c’était pratique. » Arrivés à la salle, « vers 17 heures, on travaillait les chansons à venir, avec Jouannest, et c’est ainsi que sont nées pas mal d’entre elles. Car Brel travaillait pratiquement nuit et jour… Il travaillait tout le temps. Il ne s’arrêtait jamais, même lorsqu’il n’avait pas l’air d’être en train de penser à une chanson. Il avait des carnets où il notait des trucs qu’il avait vus. C’était quelqu’un de très observateur. On est tous, quelque part, dans une chanson de Brel, tous… C’était un ouragan ! Un ouragan qui a tout renversé sur son passage, qui a bousculé beaucoup de tabous, beaucoup de trucs dans le métier lui-même. Avec l’arrivée de Brel, la plupart des ringards — ne citons pas de noms — se sont retrouvés dépassés, finis, balayés[418] ».

Le bonheur n’est pas au bout du chemin, dit un adage tibétain, c’est le chemin qui est le bonheur. Il aura fallu quarante-neuf ans à Jacques Brel pour atteindre le terme de celui-ci, pour monter en haut de sa colline « en criant “Dieu est mort” / Une dernière fois ». Une demi-heure, il ne m’en faut guère plus, pour effectuer « une dernière fois » le trajet jusqu’au calvaire, et encore, en comptant des haltes successives pour souffler un peu, comme d’autres marquent les stations de la Passion : « Dites, si c’était vrai / Si c’était vrai tout cela… » Une demi-heure, mais un instant d’éternité, dans ces Marquises devenues grises sous la pluie battante ; un instant d’éternité dans « tout ce manque de tendre » durant lequel j’entends littéralement la voix de Barbara, fragile et authentique :

Il pleut sur l’île d’Hiva Oa […] Il pleut sur un ciel de corail Comme une pluie venue du Nord Qui délave les ocres rouges Et les bleus-violets de Gauguin […] Il a dû s’étonner, Gauguin Quand ses femmes aux yeux de velours Ont pleuré des larmes de pluie Qui venaient de la mer du Nord Il a dû s’étonner, Gauguin, Et toi, comme un grand danseur fatigué Avec ton regard de l’enfance :
« Bonjour, monsieur Gauguin Faites-moi place Je suis un voyageur lointain J’arrive des brumes du Nord Et je viens dormir au soleil Faites-moi place »

La chanson se poursuit dans un semblant de désordre poétique, sans souci apparent du rythme et des rimes ; comme une vraie lettre, écrite dans l’urgence, qui chercherait à masquer le chagrin du départ en laissant s’épancher un trop-plein de tendresse : « Tu sais, ce n’est pas que tu sois parti qui m’importe ; d’ailleurs, pour moi tu n’es jamais parti. Ce n’est pas que tu ne chantes plus qui m’importe ; d’ailleurs, pour moi, tu chantes encore. Mais penser qu’un jour le vent que tu aimais te devenait contraire. Penser que plus jamais tu ne naviguerais ; ni le ciel ni la mer, plus jamais, en avril, toucher le lilas blanc ; plus jamais voir le ciel, au-dessus du canal… Mais qui peut dire ? Moi qui te connais bien, je suis sûre qu’aujourd’hui tu caresses les seins des femmes de Gauguin, et qu’il peint Amsterdam ; vous regardez ensemble se lever le soleil au-dessus des lagunes où galopent des chevaux blancs. Et ton rire me parvient, en cascade, en torrent, et traverse la mer, et le ciel et les vents. Et ta voix chante encore… »

Et puis, se faisant de plus en plus intime, pour bien marquer l’importance qu’elle accorde à ce message d’outre-vie et d’outre-mer, comme on lance une bouteille à la mer, Barbara appose sa signature :

Souvent, je pense à toi Qui a longé les dunes Et traversé le Nord Pour aller dormir au soleil Là-bas, sous un ciel de corail C’était ta volonté Sois bien Dors bien Souvent, je pense à toi
Je signe Léonie Toi, tu sais qui je suis Dors bien[419]

J’arrive enfin, « j’arrive, bien sûr j’arrive », au pied du calvaire. Après cette évocation spontanée de Barbara si prégnante en ces lieux, une surprise de taille m’attend. Tout contre la sépulture de Jacques Brel, si joliment fleurie et entourée de végétation luxuriante que l’on dirait tout sauf une tombe — d’ailleurs, les tombes de ce cimetière semblent n’obéir à aucune logique, disséminées en gradins dans les herbes folles ; celle de Jacques, abritée sous un cocotier, étant en quelque sorte au premier rang de l’orchestre —, un petit monticule se dresse. Ce sont des galets recueillis sur la grève par des « passants » venus de Tahiti ou de l’autre côté du monde, sur lesquels, tracés au feutre, on a inscrit des petits mots adressés au poète et à l’homme. Ça n’est souvent qu’un nom et celui d’une ville, parfois s’y ajoute un simple « merci », on trouve aussi des titres de chansons : Quand on n’a que l’amour, Vivre debout, On n’oublie rien… M’accroupissant, je m’en saisis délicatement, l’un après l’autre, les lis tous avec jubilation, en photographie quelques-uns ; jusqu’à découvrir le plus inattendu, signé d’un dénommé… Brassens : « De Georges Brassens, Sète » !

Godverdoeme ! se serait écrié le Grand Jacques qui n’aimait rien tant que jurer en flamand. Tonton Georges, après la longue dame brune… Dans ma vie, j’en ai rencontré des poètes, des talents en herbe ou « qui montaient en gerbes pour retomber en pluie d’or », j’en ai vécu des moments enchantés, des moments d’exception ! De quoi engranger de l’émotion pour « dans dix mille ans », aurait dit Ferré. Mais là, à même le sol où repose Jacques Brel, à deux pas de l’endroit où dort Gauguin, le galet de « Brassens » en main, l’instant est intense, unique. Et me revient en mémoire sa dernière bravade, comme un défi lancé à la Camarde — à moins que cela ne fût le chant ultime d’un poète qui voyait décidément plus loin que le commun des mortels ?

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418

Chorus n° 25 (op. cit.), propos recueillis par Marc Robine.

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419

Gauguin (Lettre à Jacques Brel), 1990 © Famille Barbara.