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Je mords encore À pleines dents Je suis un mort Encore vivant [420]

« Mourir, cela n’est rien / Mourir, la belle affaire / Mais vieillir… / Ô vieillir ! » Chaque étape significative de la vie de Jacques Brel s’est trouvée d’autant plus raccourcie qu’il a multiplié les passions, les activités et les ruptures — sa façon à lui, ou l’une de ses façons, d’échapper au piège de l’immobilité, donc au vieillissement. « Je crois qu’en réalité, confia-t-il un soir, l’adulte crève, de peur d’oser réaliser son enfance. » Destiné à une vie bourgeoise, il préféra se frotter aux aléas de la vie d’artiste ; chanteur, il renonça à la chanson pour tâter du cinéma ; comédien, il partit naviguer sur les océans ; marin accompli, il se fit pilote d’avion-taxi dans l’un des endroits les plus reculés de la planète. Ainsi, « à ses yeux, sa vie prit-elle enfin son sens. Car Brel est de ceux dont la vie finit par illuminer l’œuvre[421] ».

Tous les grands écrivains que Brel admirait (Cendrars, Conrad, London, Melville, Saint-Exupéry…) ont d’abord vécu l’aventure avant de se mettre à écrire. « À l’image de Rimbaud, Jacques Brel adopta le comportement exactement inverse ; sa vie n’ayant dès lors plus d’autre objet que d’être source de découverte et d’expériences nouvelles. Ce faisant, et aussi paradoxal que cela puisse paraître, sa vie devint une composante à part entière de son œuvre, et non le contraire[422]. » Aujourd’hui, malgré tout l’intérêt que l’on continue de porter à son œuvre de chanteur, comme l’une des plus marquantes de l’histoire de la chanson, il y a en effet gros à parier qu’un Brel, mort comme un paisible retraité ou terminant sa course, « La nuit de ses cent ans / Vieillard tonitruant / […] En chantant Amsterdam », n’exercerait pas cette incroyable fascination qui touche un public s’étalant déjà sur plusieurs générations. « Car l’aventurier, c’est indéniable, a pris chez lui le pas sur le chanteur. Ou, plus exactement, l’homme a fini par l’emporter sur l’artiste[423]. »

Retour au cœur de la nuit, à Punaauia, chez Paul-Robert Thomas, le confident privilégié de Jacques Brel en Polynésie. Le dialogue est fini, ça n’est plus qu’un monologue en forme de bilan : Jacques parle de son pays, commente son parcours, raconte son île au trésor. « La terre est territoire, la mer est méritoire », lâche-t-il avec son art consommé de la formule. Et l’air de rien, comme dans ses chansons, en parlant des autres il parle de lui, et c’est superbe : « Une île est un rocher, immense et dense masse de terre que le marin espère. Il y retrouve ses rêves d’enfant, celui de Robinson. Car c’est l’enfant qui fait grandir les îles et s’y repose quand il est prêt. L’île est un espoir sorti de l’eau. C’est l’oasis des océans. C’est aussi un berceau. C’est là qu’on pose l’ancre. C’est là qu’on se repose. Qu’on regarde le vent, et peut-être le temps[424]. » Jacques Brel était-il prêt ? Une seule certitude : Hiva Oa était son espoir sorti de l’eau. Son berceau. Et c’est là qu’il repose.

En quittant les Marquises, où l’on a eu le bonheur de marcher dans ses pas et de suivre son sillage (« C’est dans le mouvement qu’on a une chance de s’accomplir un tant soit peu… »), bref de se sentir si proche de lui, physiquement, quand on l’était déjà par l’esprit, l’envie est grande, d’abord, de garder tout cela pour soi. Ne serait-ce pas contraire, pourtant, au principe d’imprudence du Grand Jacques ? « On meurt de trop de silence et de gestes non faits[425] », assurait-il, rejoignant en cela Saint-John Perse : « On périt par défaut bien plus que par excès. » Une forme de renonciation, aussi, presque une trahison, qui scellerait l’acceptation définitive de son départ ? « Les hommes immobiles sont déjà morts. Ils ne le savent pas, mais ils le sont. » Alors que lui-même frère encore, qu’il frère toujours…

Mélange de pudeur et d’infini respect, les quelques réticences que je nourrissais encore ont fini par se dissiper puis par s’effacer tout à fait devant ce que l’intéressé, au printemps 1978 à Tahiti, avait demandé à PRT de rendre public… et qui, aujourd’hui, résonne en moi comme un assentiment d’outre-tombe : « Tant que je serai vivant, vous fermerez vos gueules ! Une fois mort, je ferai peut-être un peu partie de l’Histoire ; alors, vous pourrez leur dire ce que vous aurez à raconter. Elle mérite au moins ça, l’Histoire : ce quelconque de vérité. »

ANNEXES

Chronologie

UNE VIE, UNE ŒUVRE[426]

1929

Naissance le lundi 8 avril, à trois heures du matin, 138 avenue du Diamant à Schaerbeek (Bruxelles), de Jacques Romain Georges Brel ; fils de Romain Brel (né en 1883) et d’Élisabeth Van Adorp (1896), mariés le 3 décembre 1921, et déjà parents de Pierre (19 octobre 1923). « J’ai eu une enfance où il ne se passait presque rien ; il y avait un ordre établi assez doux. Ce n’était pas rugueux du tout… C’était paisible et forcément morose. »

1936–1941

Études primaires chez les frères de l’école Saint-Viateur, à Bruxelles ; devient louveteau (1937) puis scout (avec le totem de Phoque hilarant) dans la troupe Albert Ier. « Je crois que la vie s’arrête un tout petit peu quand s’arrête l’enfance. Après, je pense qu’on passe toute sa vie à essayer de réaliser ce qu’on a rêvé quand on était enfant. C’est ce que les imbéciles appellent la vocation. Quand on a douze ans, on rêve de certaines choses, et après, toute sa vie, on court après. »

1941–1947

Études secondaires au collège Saint-Louis à Bruxelles, où il se montre mauvais élève (redouble les classes de 6e, 4e et 3e), sauf en récitation et rédaction. Pratique le sport et, lecteur assidu (Verne et London en particulier), écrit des poèmes, des nouvelles, ébauche un roman, Le Cheminot. « La culture, c’est une manière de compenser les endroits où l’on a peur, où l’on n’est pas suffisant… » Participe au collège à la création d’une troupe de théâtre (1944), la Dramatique Saint-Louis, avec laquelle il joue ses premiers rôles sur scène et improvise des compositions au piano sur ses poèmes. Adhère à la Franche Cordée (1946), mouvement de jeunesse catholique, où il présente des spectacles bénévoles devant des malades ou des personnes âgées (adapte Le Petit Prince de Saint-Exupéry, La Ballade des pendus de Villon, Le Silence de la mer de Vercors…). À la fin de sa 3e, son père l’embauche à la cartonnerie familiale. « On dit toujours que je suis un fils de bourgeois, c’est vrai. Mais je ne le savais pas. Comment veux-tu savoir que tu es le fils de bourgeois ? Moi, j’étais le fils de mes parents. Je n’aurais jamais su que j’étais fils de bourgeois si je n’avais pas fait des chansons. »

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420

La Chanson de Van Horst, 1972 © Éditions Pouchenel/Hortensia.

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421

Marc Robine, dans « La Chanson de Jacky », dossier spécial de Chorus conçu et coordonné par l’auteur et Mauricette Hidalgo (n° 25, automne 1998).

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424

Paul-Robert Thomas, op. cit.

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425

À rapprocher d’une chanson dont l’auteur a choisi lui aussi de « partir » à l’apogée d’une carrière triomphale, en 2002 (mais pour mener une vie de famille normale) : « À tous mes loupés, mes ratés, mes vrais soleils / Tous les chemins qui me sont passés à côté / À tous mes bateaux manqués, mes mauvais sommeils / À tous ceux que je n’ai pas été… » (Jean-Jacques Goldman, À nos actes manqués, 1990.)

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426

Les citations sont extraites d’interviews données par Jacques Brel à Europe 1 (1962), France Culture (1967), France Inter (1957, 1962, 1963, 1964, 1966, 1968), la RTB (1960), ainsi que d’entretiens avec Dominique Arban (1967), Jacques Danois (1963), Bernard Hennebert (1970), Henry Lemaire (1971), Prisca Parrish (1975), Paulo Pinho (1967) et un groupe d’étudiants de l’université de Louvain (1968).