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Matin du 20 novembre 1975, bureau de poste d’Atuona.

« Bonjour, je m’appelle Jacques Brel, je dois avoir du courrier en poste restante…

— Ah ! très bien, monsieur, répond Fiston (oui, c’est son vrai prénom). J’ai bien fait de le garder plus longtemps que le délai normal. Je prévois toujours le possible pot au noir en pensant aux marins qui traversent le Pacifique… J’ai beaucoup de courrier à votre nom. »

Silence et attente réciproque.

« Voulez-vous me montrer une pièce d’identité ?

— Mais…

— C’est indispensable, monsieur. On ne peut pas délivrer de courrier sans savoir à qui on a vraiment affaire. Et pour cela, j’ai besoin d’une carte d’identité ou d’un passeport… »

On imagine Brel écarquiller les yeux, de plaisir autant que d’incrédulité, avant de se tourner vers sa compagne, un large sourire aux lèvres : « Tu te rends compte, la Doudou, ici on ne me connaît pas ! »

Ce que Jacques Brel n’osait plus espérer, cet anonymat tant recherché pour repartir de zéro sans tricher, il venait contre toute attente de le trouver dans cette terre d’imprudence aux plages de sable noir battues par l’océan, aux vallées profondes et aux falaises abruptes, « raides comme des saillies ». Une île en apparence inhospitalière et pourtant rêvée de longue date ; une île « au large de l’espoir / où les hommes n’auraient pas peur ». Trois cent seize kilomètres carrés oubliés de tous ou presque, où les pistes commencent à peine à être tracées, au milieu de paysages somptueux dans lesquels gambadent des chevaux sauvages : Hiva Oa, latitude 9° 45’ 0” Sud. « Voici venu le temps de vivre / Voici venu le temps d’aimer. » Et bientôt le temps de nouvelles vocalises…

3

SI T’AS ÉTÉ À TAHITI…

De retour de Paris (et de Bruxelles où il s’est rendu pour un rapide contrôle médical), c’est en juin 1976 à Tahiti, sur le tarmac de l’aéroport international de Faa’a, que Jacques Brel fait la connaissance de Michel Gauthier, le pilote du vol d’Air Polynésie en partance pour les Marquises. L’appareil est un Twin Otter de dix-huit places — le même qui est utilisé aujourd’hui par Air Tahiti pour relier entre elles certaines îles de l’archipel, notamment Nuku Hiva et Hiva Oa. Le Grand Jacques et sa compagne ont hâte de rejoindre Atuona, où ils se sont installés depuis quelques mois.

Une rencontre et un vol déterminants, puisque c’est au cours de celui-ci que Brel (à qui le copilote va céder momentanément la place) se décide à revalider sa licence et que Gauthier lui propose d’être son moniteur (en alternance, on l’a dit, pour des raisons de disponibilité, avec Jean-François Lejeune) : il deviendra dès lors l’un des membres du cercle intime de l’artiste, invité à dîner et à refaire le monde chez lui à chaque rotation hebdomadaire jusqu’à Hiva Oa, lieu d’escale nocturne des vols sur les Marquises.

À Tahiti, Brel fera une autre rencontre d’importance, celle du médecin Paul-Robert Thomas qui vit et travaille depuis 1976 dans la commune de Punaauia, à une quinzaine de kilomètres au sud de Papeete. Celui-ci a jeté son dévolu sur un simple faré, une sorte de chaumière en bois au toit tressé de feuilles de pandanus, dont une annexe lui sert de cabinet médical et de petite officine pharmaceutique — étant éloigné du centre de Punaauia et « le premier médecin à s’être installé en dehors de Papeete », on lui a délivré une autorisation exceptionnelle. La construction est modeste mais sa situation au bord du lagon, face à Moorea, sur un terrain planté de cocotiers, est sublime. Surtout au coucher du soleil.

Des retrouvailles, en réalité, puisque les deux hommes, par un curieux hasard, s’étaient croisés à Paris douze ans plus tôt, en novembre 1964, lors d’une émission télévisée de Guy Lux, « Le Jeu de la chance », à laquelle participaient Thomas, en tant qu’aspirant chanteur, et Brel comme vedette.

Sélectionné, ainsi que cinq autres débutants (dont le futur auteur Claude Lemesle…), parmi deux cent trente candidats, Paul-Robert, qui écrit alors des chansons tout en suivant ses études de médecine, a choisi d’interpréter Les Bonbons — chaque candidat doit en effet présenter un titre de son choix tiré du répertoire de Brel, autre que ceux retenus par l’artiste pour son tour de chant. Pendant les répétitions, en l’absence de Brel, Gérard Jouannest prévient qu’il faut vérifier le micro du chanteur. « Je peux essayer ? », demande Thomas. Le musicien acquiesce et voilà notre homme chantant Les Bonbons accompagné par les propres musiciens du Grand Jacques ! « Probablement très maladroit, écrira-t-il dans un livre de souvenirs[47], j’ai vécu cependant un instant magnifique. Je n’avais pas la voix de Brel, mais l’âme et le cœur y étaient. » Après ces essais, Gérard Jouannest vient à sa rencontre pour le remercier. « J’étais sur un nuage, se rappelle Thomas. Qui donc a jamais chanté du Brel avec son orchestre ? » Surtout à la grande époque de l’artiste !

Après l’émission (et sa victoire au concours !), Paul-Robert Thomas ose remettre ses textes de chansons à Jacques, au moment où il s’engouffre dans la DS 19 qu’il utilise en tournée, un certain Jojo au volant… Quelques jours plus tard, il le retrouve à Nancy, où le chanteur est à l’affiche. À l’issue de sa prestation, « sublime, arrachée aux entrailles », Brel l’invite à le suivre au restaurant, avec Jojo et Jouannest notamment. À la fin de la soirée, avant de se séparer, Paul-Robert prend son courage à deux mains pour tenter d’obtenir un avis sur ses chansons. « Il me répond, amical : “Quand j’étais môme, je voulais être chirurgien. Tu vas faire un beau métier !… Mais n’arrête pas d’écrire, ça te fera du bien. L’écriture est un espoir de mieux se comprendre. Quand tu es fatigué, prends une feuille de papier ou chante : ça te réveillera !” » Il est trois heures du matin, note Thomas, sans doute un peu dépité, comprenant qu’il ne sera jamais auteur-compositeur-interprète. « Brel rejoint Jojo, qui l’attend dans la DS grise, et s’allonge à l’arrière. Il a épuisé cette nuit. »

Entre 1976 et 1978, c’est chez lui, à Punaauia, que Jacques et Maddly logeront à chacune de leurs venues à Tahiti, une semaine par mois en moyenne pour se ravitailler en vivres et produits divers, ou un mois d’affilée environ, en novembre-décembre 1976, le temps pour Brel de repasser sa qualification de vol[48]. D’abord sur un bimoteur d’Air Polynésie (une filiale d’UTA) avec Michel Gauthier, puis avec un appareil du même type, un Beechcraft 50 Twin Bonanza, qu’il a demandé à Jean-François Lejeune de lui dénicher. Celui-ci aussi fera partie des intimes d’Atuona, où il ne se posera jamais sans apporter des légumes et du vin, notamment, qui font grand défaut là-bas, où la population est comme coupée du monde.

Jacques Brel et l’aviation, c’est d’ailleurs toute une histoire. Une affaire de passion qui remonte à l’été 1964, trois mois avant le fameux Olympia de la création d’Amsterdam, alors qu’il va sur ses trente-cinq ans. Le 30 août de cette année-là, le chanteur et son imprésario décident de louer deux petits avions de tourisme pour eux, les musiciens et le matériel, afin de relier plus rapidement Biarritz, où Jacques a chanté la veille, à Charleville où il doit se produire le soir même. Outre l’avantage évident à utiliser la voie des airs — gain de temps et fatigue en moins —, pour Brel c’est une révélation[49]. Et bientôt, une de ces passions dans lesquelles il se jette à corps perdu.

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47

Paul-Robert Thomas, Jacques Brel, « J’attends la nuit », Le Cherche Midi, 2001.

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48

Elle sera certifiée le 23 novembre 1976, par le Service de l’aviation civile de Tahiti, sur sa licence de pilote.

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49

Une confirmation, plus exactement : trois ans plus tôt, lors d’une tournée au Québec en mars 1961, avec son ami Raymond Devos, il avait été convié par un copain, le mime Marcel Cornélis, à une balade en avion au-dessus des lacs et de la grande forêt. Ce fut « un éblouissement. À peine descendu du petit monomoteur à hélice, Jacques lance à la cantonade que, dès son retour en France, il se mettra au pilotage » (Marc Robine, Chorus n° 25, op. cit.).