Sillonne le ciel des Marquises et de la Polynésie, en transportant le courrier, les malades, les femmes enceintes… tout en achevant les chansons de son nouvel album. Rentre à Paris pour les enregistrer avec Jouannest et Rauber (du 5 septembre au 1er octobre) et retrouver ses principaux amis (Barbara, Brassens, Gréco, Liardon, Marouani, Perret, Reggiani, Ventura…). L’enregistrement achevé, refusant de participer à sa promotion, il regagne Hiva Oa par le chemin des écoliers. À sa sortie (17 novembre), l’album s’écoule à plus d’un million d’exemplaires — record mondial de l’histoire du disque — au grand dam de l’intéressé. « Actuellement, un grand artiste est un artiste qui vend beaucoup de disques. Tout ça, c’est du bidon et c’est profondément malhonnête. »
1978
Le jour de ses quarante-neuf ans, il signe un bail de quatre-vingt-dix-neuf ans pour un terrain sur les hauteurs de l’île, où il compte bâtir sa propre maison. Mais sa santé se dégrade de manière alarmante. Le 27 juillet, sur les conseils du professeur Israël rencontré à Papeete, il rentre à Paris avec Maddly pour être soigné à l’hôpital franco-musulman de Bobigny d’une nouvelle tumeur au poumon. Après six semaines de soins et une nette amélioration (on parle de guérison possible), poursuivi par les paparazzi, il se réfugie à Genève (avec un crochet par Avignon, où il compte trouver une maison pour y passer sa convalescence).
Mais, victime d’une grave crise respiratoire le 6 octobre, il est réadmis le lendemain en urgence à l’hôpital de Bobigny où, souffrant d’une embolie pulmonaire, il décède le lundi 9 à 4 h 10 auprès de sa compagne. La levée du corps a lieu en présence de son épouse Miche et de leurs filles, de son frère Pierre et de son neveu Bruno, ainsi que d’amis proches comme Barbara. Le vendredi 13, convoyée par Maddly et Charley Marouani entre Roissy et Hiva Oa, sa dépouille est inhumée au cimetière d’Atuona, tout près de la tombe de Paul Gauguin, en présence de la population locale. « Ce qui compte dans une vie, ce n’est pas la durée, c’est l’intensité… »
Les Éditions Jacques-Brel
UNE PORTE OUVERTE
Créée en 1981 par France Brel, la Fondation internationale Jacques-Brel a dû changer de dénomination en 2006, après de nouvelles normes de la Communauté européenne restreignant l’utilisation du terme « fondation ». Dès lors, ladite fondation et les Éditions musicales Pouchenel, la société qui gérait les chansons écrites par l’artiste depuis 1962, ont été englobées dans les Éditions Jacques-Brel qui ont pignon sur rue, à Bruxelles, à deux pas de la célèbre Grand-Place. Abritant une exposition permanente et offrant la possibilité aux adhérents ou simples visiteurs de consulter toutes sortes de documents ayant trait à la vie et à l’œuvre du Grand Jacques, elles constituent un lieu touristique de plus en plus prisé dans la capitale belge. Pour le numéro « spécial Jacques Brel » de Chorus, publié à l’occasion des vingt ans de la disparition de l’artiste, France Brel avait accordé à l’auteur cet entretien sur la genèse et le rôle de la Fondation.
— Fred Hidalgo : La Fondation répondait-elle au départ à l’idée — au-delà de sa sauvegarde matérielle — de perpétuer l’œuvre de Jacques Brel ?
— FRANCE BREL : Pas du tout ! J’ai eu l’idée de créer cette fondation en 1981, après m’être rendu compte que le public de Brel était très orphelin. Je l’ai créée pour répondre aux demandes des vivants, des gens qui veulent s’informer, témoigner, faire un travail sur lui… J’estime que c’est leur droit le plus légitime de venir me poser des questions et, comme je suis une femme organisée, je me suis dit : il faut créer un lieu de rendez-vous, rassembler du matériel, réunir la matière nécessaire à reconstituer précisément le parcours de Jacques, à commencer par ses agendas… J’ai voulu organiser mes réponses vis-à-vis de gens qui se posent des questions sur quelqu’un que j’ai eu la chance de connaître… et que j’ai appris à mieux connaître grâce à eux ! Mais je ne me bats pas pour mon père, je me bats pour les gens qui s’intéressent à mon père…
— Cet échange d’informations se traduit en particulier avec Jef, le bulletin trimestriel de la Fondation, véritable mine d’informations contenant souvent des témoignages personnels…
— J’essaie que ce soit ainsi… car, pour moi, Brel c’est une porte qui s’ouvre, pas une porte qui se ferme. La Fondation, c’est ça : un accueil.
— En gros, on y trouve une compilation sous toutes ses formes de l’œuvre de Brel, ainsi que ses films, ses passages télé, les adaptations de ses chansons, les diverses publications le concernant…
— Oui, on essaie d’avoir tout… ou de savoir où l’on peut trouver ce qui nous manque, pour être en mesure d’aider tous ceux qui ont un projet sur Brel et que nous recevons ici : des étudiants qui font des thèses, des classes d’enfants, des artistes, des journalistes… « Il faut réaliser ses rêves, disait-il : pourquoi est-ce qu’on empêche les gens de faire ce qu’ils ont envie de faire ? » Ici, au contraire, on aide les gens qui ont des envies… On ne cherche pas à préserver une œuvre, mais une certaine véracité. Parce qu’avec le temps les mémoires sont moins fiables… Moi-même, je me demande toujours : est-ce que je n’invente pas, est-ce que c’est vraiment cela, est-ce que je ne refais pas l’histoire ? Il s’agit d’un individu que j’ai connu, certes, mais il faut quand même être vigilant, se méfier des souvenirs… C’est pour ça que, pour moi, le travail d’équipe est essentiel : on travaille beaucoup en équipe, avec des gens qui ont tous des mémoires d’éléphant… et on confronte nos mémoires d’éléphants !
— Au départ, la Fondation était une toute petite structure…
— J’ai commencé avec Rosa Fréda en 1981, on était seulement deux et puis d’autres sont venus, comme Karl Crabbé… En ce moment, on est sept car nous avons notre exposition, « Avec Brel », un soir de tournée, qui attire beaucoup de touristes…
— C’est la seconde exposition de la Fondation…
— Oui, mais c’est la première installée à demeure, avec reconstitution d’une soirée de Brel, de son arrivée dans la ville jusqu’à la scène du théâtre local en passant par sa loge ; l’autre est une exposition itinérante, « Brel par Brel », qui circule sans arrêt [ndla : depuis, celle-ci a été réactualisée sous le titre « Je chante, persiste et signe, je m’appelle Jacques Brel », où sont évoquées en quarante-deux panneaux « les différentes facettes de l’homme et de l’artiste » ]. Au début, la Fondation se trouvait dans un quartier assez excentré ; mais depuis que l’on s’est installés ici — on a inauguré les locaux actuels le 27 février 1997 —, l’affluence est très importante… On reçoit aussi bien des adhérents qui viennent du fin fond de la Corrèze, du Québec, d’Allemagne ou du Japon, que des touristes pour lesquels Brel fait partie du patrimoine belge… au même titre qu’Hergé ou Simenon.
— Existe-t-il un portrait type de l’adhérent de la Fondation ?
— Non, car nous comptons aussi bien des hommes que des femmes, des jeunes qui n’ont jamais vu Brel, mais pour lesquels il représente plein de choses, comme de moins jeunes qui l’ont connu…