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— Trois cents du 2 dit-il.

Et vivement, voyant que d’autres flambeurs arrivaient derrière lui en se hâtant :

— Non, six cents du 2. Six cents.

Il piocha trois autres billets, les passa à l’homme, soupira lourdement quand on les lui ôta du doigt. Il eut un geste comme pour reprendre le tout, n’osa pas. Tant pis, les dés étaient jetés. Il essuya la goutte de sueur qui roulait sur sa joue, aspira une goulée d’air, décida d’aller boire. Ça le calmerait.

Il se laissa tamponner le dos de la main[13] au barrage séparant le pesage de la pelouse et gagna la gigantesque cafétéria.

Lorsqu’il revint, la course était commencée. Il ferma les yeux avant l’arrivée, retenant son souffle, guettant les cris lui annonçant la victoire de White, le № 2. Quand il entendit brailler le 4, il faillit se trouver mal. Le froid le saisit. Il enfila son imper et tête basse, désemparé, il regagna le hall. Ainsi ça y était, il avait amputé de 600 dois le pognon qui ne lui appartenait pas. Bien sûr, il trouverait sûrement à les emprunter… Six cents thunes c’était pas le bout du monde. Mais tout de même… Il soupira, et soudain son œil s’anima. Et The Day ? Le tuyau de Frankie ? Cette pensée le ragaillardit. Si Franck l’avait donné comme un coup sûr, c’est que ça l’était. Alors à quoi bon se cailler le lait ?

Au tableau The Day, le № 6, cotait à 8 contre 1. Ça pouvait être doux.

Cette fois, Louis patienta devant l’affichage. Le temps s’écoula. Sur onze partants, The Day était grimpé à 15 contre 1 puis était retombé à 9 et y restait. Louis hésita encore. Aux guichets les joueurs se faisaient plus rares. La plupart avaient rejoint les tribunes. Le tableau lumineux qui annonçait les délais minute par minute indiqua que la course se jouerait dans six. Tout à coup Louis se déchaîna. Comme pris de folie, il se rua en fouillant sous son veston. Tout le paquet avait dit Frankie, son vieux copain des rues de Brownsville ? Tout le paquet sur The Day dans la 8e. Eh bien, nom de Dieu, il allait le mettre le paquet ! Et un gros encore. Sous ses doigts fébriles les enveloppes se déchirèrent, des liasses apparurent. Il les compta rapidement, les jeta devant l’employé ahuri.

— Six mille du 6, dit-il, époumoné par son excitation. Six mille sec.

En tremblant il referma sa main sur un paquet de tickets, et alla se poster dans le dos des joueurs qui bouchaient la descente. Toutes les marches, tous les gradins, toutes les tribunes étaient occupés.

Louis ne chercha pas à voir. Il n’en avait pas le courage. Après un discret signe de croix fait avec le pouce sur sa cravate, il priait pendant que, là-bas, les casaques de couleur se gonflaient au vent de la course. Il priait comme beaucoup de joueurs le font, quand l’instant est venu d’affronter leur chance, et qu’ils regrettent d’avoir joué, tout en sachant qu’ils joueront toujours, car c’est leur drogue, leur raison de vivre.

Il n’osa regarder que lorsque devant lui une femme s’excita, œil collé à des jumelles.

— Le 6 remonte, le 6 remonte.

— Six, renchérit un voisin, lui aussi, jumelles braquées, vers là où se battaient les pur-sang.

— Sûr que The Day va enlever ça. Pas de problème, ajouta un autre.

Louis Coppolano cette fois écarquilla les yeux. Mais si sa vue était bonne, au point qu’à 51 ans il n’avait pas besoin de lunettes, les casaques et les toques là-bas se confondaient. Tout ce qu’il pouvait remarquer, c’est que le groupe compact du peloton arrivait au virage précédant la ligne droite. La femme aux jumelles trépigna soudain.

— Le six commence à se détacher ! Le six se détache !…

La joie submergea Louis Coppolano. Ses mains se joignirent, ses lèvres achevèrent la prière.

— Sûr ! fit le voisin. Sûr ! que The Day se détache ! C’était couru d’avance.

Une boule bloqua la gorge du père de Mike. Ses paumes se soudèrent, puis doucement il se mit à les frotter l’une contre l’autre. Le mouvement s’accéléra un peu. Les traits du vieux se crispèrent. Enfin, cédant à l’impulsion qui le dominait, contre laquelle il ne pouvait rien, il s’éloigna et on aurait pu croire qu’il se savonnait les mains.

Il gagna les lavabos situés à droite dans l’immense hall, ne vit même pas le Noir en veste blanche qui le saluait. Pendant que là-bas une sourde rumeur se transformait en cris d’encouragement, il présenta ses mains poissées du sang de son fils sous un filet d’eau fraîche.

La crise passée, quand il revint dans le hall qu’envahissaient les joueurs, son premier coup d’œil fut pour le tableau. Ses jambes fléchirent. Une giclée de sueur lui mouilla le dos et le ventre. La respiration lui manqua. Le 6 n’était pas à l’affichage. C’était, dans l’ordre, le 2, l’As et le 4 qui avaient franchi le poteau. Quant au 6… Quant à ce The Day de malheur… ce coup sûr, comme le lui avait dit son vieil ami des rues de Brownsville… son vieil ami Franck Reggenti, le grossium de la pègre… Louis resta foudroyé sur place. On le bousculait de tous côtés, mais il ne réagissait pas, ne voyait rien. Il ne voyait que son désespoir.

Quand il récupéra un peu, ce fut pour sortir les enveloppes déchirées et compter ce qu’il restait dedans : 1 493 dollars 75. Les 75 cents eux, il ne les avait pas perdus. Mais le reste… Comment allait-il rembourser ? Où trouver ce pognon ? Mike évidemment ne les avait pas. Et de toute façon il ne pouvait rien lui dire. Ni surtout lui parler des Nombres. Mike se fâcherait à mort, s’il apprenait que son vieux travaillait pour l’Organisation. Pour cette racaille, comme il disait.

Au tableau on annonçait la cote de la 9e et dernière course du jour. Louis se mit à calculer, à bâtir un autre rêve. S’il misait 1000 dollars sur Stop le n° 4 donné à 7 contre 1, il était refait, à condition que ce carcan arrive, bien sûr. Mais il le pouvait. Louis était passé à la caisse quelques mois avant avec ce Stop. Pourquoi pas aujourd’hui ? Surtout que d’après le papier…

Louis se disait qu’il aurait tort de s’en aller maintenant. La chance pouvait tourner. Elle allait tourner. Il en était certain. Comme il était certain d’être tout à l’heure chez Johnny Vaccario et de lui tendre les 7 073 dollars 75 de paris. Certain.

Il était repris par l’excitation des joueurs qui se font du cinéma. C’est d’un pas calme qu’il marcha vers les guichets, mais c’est d’une main tremblante qu’il allongea 1000 dollars, puis 1200 à l’employé. Les 200 de plus que prévu, c’était pour son bénéfice. Ça ne pouvait rater. Et ça rata.

Comme toujours.

IV

La femme de Johnny Vaccario referma sur Louis et le débarrassa de son imper.

— Johnny vous attend au bar, dit-elle.

Elle était brune, très belle, avait le type italien, dégageait un parfum qui troublait et semblait revenue de tout. Pendant qu’elle disparaissait par une autre porte, Louis pénétra dans un salon luxueux, dont un angle reproduisait un bar de style anglais.

Des boiseries recouvraient les murs et sur elles se reflétait l’éclat des bouteilles et des verres taillés. À ces murs étaient suspendus des tableaux représentant des pur-sang célèbres. Une table basse en fer forgé, cernée par des fauteuils et un canapé de cuir, occupait un angle. Un poste de télé et des meubles rares, un autre. Et par endroits de coûteux tapis mettaient des couleurs chaudes sur le parquet luisant, entretenu.

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13

Le turfiste désirant quitter l’enceinte du pesage doit présenter sa main où on lui applique une marque invisible à l’œil nu. Quand il revient, il présente sa main sous une lampe spéciale, et la marque apparaît alors nettement. Très souvent, c’est un chiffre de couleur bleutée. Le procédé a pour but d’éviter les resquilleurs qui voudraient passer de la pelouse au pesage.