— Ah ! toi, hoqueta-t-elle. Quel numéro tu fais !
Il revint vers elle, sérieux comme tout.
— Sans blague, dit-il, vous avez tort. Vous gâchez votre ligne. Vous êtes pourtant drôlement balancées ! Vous ne comprenez pas que c’est joli une femme sans gaine ? Dont on devine la chair libre sous la robe ?
Et des mains, il dessina sur son buste puissant des seins imaginaires, les laissa glisser à ses flancs étroits, avant d’achever son mouvement en des courbes voluptueuses, signées Marylin Monroe.
— Ah ! les femmes, s’écria-t-il comiquement. Faut tout leur apprendre ! Et quand elles ont bien appris, elles vous mettent la main sur le grappin et vous empêchent d’aller en éduquer d’autres.
Brusquement, il fonça vers le mur proche, et à une allure vertigineuse, tête baissée et jarrets ployés, il se mit à le frôler de ses poings nus et durs, donnant l’impression qu’il s’attaquait à un punching-ball. Déroutée par cette soudaine volte-face, l’ange le contemplait, bouche ouverte, les yeux ronds.
Il acheva son forcing par une droite foudroyante, qui, elle, ne fit pas semblant. Le choc de la chair contre le mur résonna sèchement dans la pièce chaude qui sentait l’amour.
— Mais tu es fou s’écria l’ange. Tu vas te faire mal !
Il ne lui accorda aucune attention. En deux bonds il se rendit sous la douche, et ouvrit les jets croisés qui massèrent son corps fauve.
Elle ne pouvait savoir qu’il avait la rixe dans le sang, qu’il n’était que contrastes : toute douceur et toute violence. Ni qu’il avait des sortes de crises occasionnées par des années de commandos en Indochine, et de nombreux combats pour les championnats de boxe militaires.
— Buena sera, signor.
Louis Coppolano répondit à Rosa par un geste vague de la tête. Son esprit était loin. Alors qu’il mettait la main sur la poignée de la porte, César lui lança de son comptoir :
— À demain, Louis.
Celui-ci ne se retourna pas. Il sortit dans la nuit où tourbillonnaient quelques flocons.
— Notre Louis n’est pas causant ce soir, remarqua César, vers sa serveuse. Qu’est-ce qu’il peut bien avoir depuis hier ? Car c’est depuis hier que quelque chose semble le travailler.
— Et il n’a rien mangé… souligna la femme. Lui qui, d’habitude, raffole des Sabaglione… il n’y a même pas touché.
Son patron haussa des épaules optimistes.
— Ça se tassera. Ça se tasse toujours. Tiens, Rosa, occupe-toi du 12. Ils ont fini leur minestrone.
Pendant qu’elle repartait vers la table indiquée il se replongea dans les calculs d’une addition.
Dehors le père de Mike releva le col de son imper. Il faisait frisquet ce soir. Est-ce que les flocons annonçaient vraiment l’hiver ? Mais après tout, on ne pouvait savoir. Le temps change si souvent à New York. Hier aux courses, il faisait chaud et aujourd’hui… enfin ce soir…
Parvenu en haut des marches, il esquissa un geste comme pour redescendre. Peut-être aurait-il dû essayer une fois de plus de contacter Frankie ? Depuis la veille qu’il était pendu au téléphone, il n’avait pu le joindre. À chaque fois on lui avait répondu que M. Reggenti était absent. Est-ce que c’était vrai ? Ou est-ce que son vieux copain, renseigné sur sa saloperie, ne voulait pas lui répondre ? Dans la journée, il avait même rôdé autour du Waldorf Astoria où Franck possédait un appartement avec piscine sur le toit, mais il ne l’avait pas aperçu. Pourtant il fallait qu’il lui parle ! Il fallait qu’il lui explique ! Qu’il obtienne qu’on le reprenne aux Nombres ! Sinon, comment pourrait-il rembourser ? Jamais il ne pourrait retrouver une telle somme ! En haut des marches, il enfouit frileusement les mains dans ses poches et prit à droite, vers Thomson Street. Il essaierait de téléphoner de son hôtel. Peut-être que Franck serait rentré.
Il n’avait pas fait vingt mètres dans la rue quasi déserte qu’une ombre sortait de l’ombre et l’accostait, cigarette en main.
— Vous n’auriez pas de feu s’il vous plaît ? Je retrouve pas mes allumettes.
— Si, fit Louis en se fouillant.
Il n’acheva pas son geste, ne put ressortir ses mains. Derrière lui, une deuxième ombre s’était glissée, et le ceinturait brutalement :
— Mais… mais… bafouilla Louis Coppolano.
Déjà la première ombre qui s’annonçait sous la lumière d’un lampadaire voisin comme étant un homme jeune à la gueule de boxeur, vêtu et coiffé de gris, levait la main et cognait du revers. En pleine face. Puis redoublait. Méthodiquement. Louis Coppolano chercha à se débattre, à ruer. Mais celui qui le ceinturait, était puissant. Les bras du père de Mike restèrent coincés dans leur étau.
— Lâchez-moi, éructait-il, lâchez-moi. Que voulez-vous ?
De ses poings gantés, l’homme en gris le frappa au foie, puis à l’estomac en un doublé fulgurant, pendant qu’une Chrysler noire d’un modèle ancien, glissant silencieusement, s’amenait à leur hauteur.
— Hon ! gémit Louis Coppolano, le souffle coupé, courbant le buste en avant malgré lui. Hon… on… on… on !…
Seule l’étreinte d’acier qui lui bloquait les avant-bras et l’obligeait à garder ses mains dans les poches l’empêcha de tomber. Sa face pendit vers le sol où voltigeait un prospectus souillé. D’un coup de genou, l’homme en gris lui renvoya le buste en arrière. Le père de Mike voulut crier, ameuter les environs. Trouant la nuit, un poing vint s’écraser sur ses gencives. Il sentit un flot de sang lui noyer la gorge. Vite il cracha, ouvrit la bouche à la recherche d’air frais. Sans y parvenir.
— Ouille… cria-t-il aussitôt. Ouille…
Un autre coup venait de le cueillir au creux de l’estomac. Ployé une fois de plus, toujours solidement maintenu, il cracha un jet rouge mélangé de bile.
Un second coup de genou le renvoya en arrière. Et l’homme en gris à gueule de boxeur se remit à frapper. Mais plus lentement. Toujours méthodiquement. Comme un robot. Sans haine et sans passion.
Abruti par les chocs répétés contre sa chair, le cerveau et les jambes vides, ne tenant plus que parce qu’on le tenait, Louis Coppolano ne résistait plus. Il ne savait plus où il était. Du sang coulait de ses lèvres fendues, de ses gencives, de son nez écrasé, de son oreille gauche éclatée.
Il ne sentait plus rien, n’avait même pas pu achever la prière qu’il avait commencée au début. Et il ne vit pas une Chevrolet dépasser le feu rouge, deux blocks plus loin.
C’était une Chevrolet Impala, de couleur bleu tendre. Au volant, Jean Baez sifflotait la marche de la 2e D.B., décontracté comme toujours. Il venait de déposer son ange au pied de chez elle, et après avoir avalé un Hamburger devant un comptoir, il remontait vers le centre de Manhattan.
Apercevant une fille qui se hâtait sous le froid brusquement abattu sur la ville, il lui lança :
— Alors, mon ange ! On va au dodo ? Mais on va se geler, toute seule dans un grand lit !
La fille ne daigna répondre. C’est ce qui chagrinait le plus le Français, ce manque de réaction des filles américaines lorsqu’on les interpellait. Il les trouvait si belles…
Nullement vexé, toujours sifflotant, accompagné dans sa marche militaire par le bruit des essuie-glaces, il passa devant César d’où filtrait une lumière rougeâtre, et, subitement, il aperçut le groupe vingt mètres plus loin. Son œil s’anima. Le sourire qui abandonnait rarement ses lèvres sensuelles s’amplifia : De quoi ? Une bagarre ? C’était trop beau. En un éclair, il avait compris ce qui se passait. Au lieu d’imiter les gens du pays qui ne se mêlent jamais de ce genre de choses, il se rangea doucement derrière la Chrysler noire où un homme attendait. Il le repéra, ne s’en inquiéta pas. Descendant sans se presser de son siège, il marcha vers le groupe, lança joyeux :