— Hello, boys !
Il avançait nonchalamment, ainsi qu’à son habitude, mains hors des poches, ses épaules de puncheur à peine courbées en avant. Il souriait. D’un sourire confiant, amical. Surpris l’homme en gris cessa son jeu de massacre. Il s’écarta un peu, demeura en position de cogner, tel qu’il était la seconde avant. Sous son feutre gris, son regard restait indécis, mais méfiant. Quant au colosse en chandail qui tenait Louis Coppolano, il guettait le nouveau venu d’un œil lourd.
— Hello, boys ! répéta Jean Baez, de la même intonation.
Il n’était plus qu’à trois mètres du groupe. Ses traits exprimaient la douceur et son sourire était encore plus putain, plus amical.
— Qu’est-ce que vous voulez ? lui lança enfin l’homme en gris.
Le bon sourire joua sur la figure de l’Oranais arrivé à portée.
— Rien, dit-il, secouant la tête.
Et aussitôt, son poing faucha l’air ; un coup sec, imparable, qui désarçonna l’homme en gris. Ce dernier voulut se ressaisir. Un crochet aussi brutal qu’un coup de marteau lui défonça une côte, vers la région du cœur. À son tour, comme le vieux tout à l’heure, il ouvrit la bouche à la recherche d’une goulée d’air. Jambes écartées et jarrets ployés comme sur un ring, l’Oranais catapulta son droit dans un han de bûcheron. Toute la sauce qu’il avait mis. Il sentait une douleur aiguë monter de son poing, gagner le bras, l’épaule, puis irradier son corps. Il ne cessa pas de sourire.
L’homme en gris, lui, tournoyant sur lui-même, alla s’affaler contre une devanture. De l’œil, Baez, qui n’avait cessé de surveiller le colosse, repéra son geste. D’un bond de côté, il évita le corps de Coppolano que l’autre lui balançait dans les jambes et se rua. Comme la foudre. Le colosse n’avait pas encore achevé son geste qu’il encaissait une droite, suivie de deux gauches très courtes. Puis une grêle de coups s’abattit sur lui sans qu’il puisse se mettre en garde. Baez visait la face, les yeux surtout, pour aveugler. Il savait bien qu’il serait perdu si l’autre parvenait à l’étreindre. C’est pourquoi il cognait à une vitesse folle, qui ne laissait pas de répit. Il cognait comme sur un punching-ball. Comme trois heures avant dans son studio. Mais cette fois, il ne s’amusait pas à frôler un mur. Non. Il tapait dans de la viande et une pointe de sadisme retroussait ses lèvres sur ses dents blanches, où le sourire avait cédé à un rictus.
Insensiblement, le colosse fléchit et amorça un agenouillement. Il n’en pouvait plus, n’y voyait plus. Lorsqu’il se protégeait la tête, c’est au ventre qu’il encaissait, ce ventre qu’il gavait de bière à longueur de nuit. Quand ses bras se rabaissaient vers le ventre pour le protéger, c’étaient ses paupières meurtries qui se faisaient marteler. Sa grosse frime n’était plus qu’un tas de chair d'où pissait le sang.
Quand ses genoux touchèrent le sol, une portière claqua dans le dos de l’Oranais qui guettait ce bruit depuis le début, qui savait qu’il se produirait. Aussitôt, il projeta ses poings en l’air et les ouvrit dans le même mouvement. Puis rabaissant les mains dans un geste féroce, il trancha le cou du colosse, juste sous les deux oreilles. L’homme agenouillé se recroquevilla, son crâne pencha de côté. Il chercha bien à garder appui sur le trottoir en s’aidant de ses mains, mais il avait son compte. Son énorme corps boula sur la mince pellicule de neige.
À la seconde, l’Oranais pirouetta sur lui-même. Il était temps. Le chauffeur, un type maigre et jeune, à face cadavérique, s’amenait sur lui, souplement et sans bruit. À part son visage de mort, il paraissait tout noir au milieu des flocons qui continuaient leur ronde au gré du vent frisquet. À son poing droit que venait de frapper la lumière du lampadaire étincelait une longue lame effilée. Cette vue ramena le sourire sur les lèvres de l’Oranais. La vue d’un couteau l’excitait. Rien ne l’excitait plus que ça. Peut-être bien qu’il était fou après tout. Peut-être bien que c’était pour se bigorner contre des lascars armés, pour libérer son trop plein de vitalité qu’il s’était engagé jadis dans les Commandos. Et s’il n’avait pu se réadapter après, il n’y pouvait rien. Il y en avait tant des comme lui de par le monde, de ces déclassés, qui errent à la recherche d’ils ne savent trop quoi.
Il laissa l’autre s’approcher à trois mètres, puis le feinta. Il mima un saut vers la droite. Le chauffeur fut dupe. Il bifurqua, avant-bras gauche en avant pour se protéger, poing droit collé à la cuisse, prêt à éventrer. Déjà Jean Baez était revenu à gauche et cognait d’un coup sec et précis au menton. Et dans un éclair, il happait le poignet armé, le ramenait sauvagement en arrière, présentant sa main gauche en appui, au-dessus du coude. Un os craqua. Le couteau rebondit sur le ciment dans un son clair. L’homme poussa un gueulement de douleur. L’Oranais ne rengracia pas. Il donna un peu de mou et redoubla son geste, sèchement, avec cruauté. L’os craqua encore. Plus fort cette fois. Un second hurlement grimpa vers le ciel bouché. L’Oranais ouvrit les mains, sauta de côté, abattit de plein fouet sur la nuque offerte sans défense le tranchant de sa main droite. Le chauffeur s’affala en avant de tout son long, et sa face de mort donna contre le trottoir. Un ricanement accompagna sa chute. Puis Jean Baez se dirigea vers sa Chevrolet. Il allait y monter, quand il se rappela le type qu’on assommait lorsqu’il était intervenu. Il le chercha des yeux, l’aperçut accoté contre la première marche d’une maison de briques rouges. Il semblait plutôt mal en point le vieux. L’Oranais hésita une seconde. À quoi bon s’occuper de ce gonze. Ce n’était pas pour jouer les Chevalier Bayard qu’il était venu se mêler de cette salade ! Non. Seulement pour se battre un peu, pour se décharger du trop, plein de sa vitalité. Le reste il s’en foutait. Mais malgré lui il revint sur ses pas en entendant le vieux lâcher une plainte.
— Ça ne va pas bien, hein pépère ? dit-il, se penchant sur Louis Coppolano.
Une deuxième plainte lui répondit.
— C’est bon, se décida-t-il soudain. Je vais m’occuper de vous. Vous pourrez marcher ?
— Je vais essayer, murmura faiblement le père de Mike.
Il le fit, mais ne réussit pas à se redresser sur ses jambes.
— Je vais vous aider, rassura l’Oranais. Appuyez-vous sur moi.
Et se baissant, il le souleva sous les aisselles et l’entraîna doucement vers la Chevrolet, non sans lorgner du coin de l’œil les corps étendus.
Après avoir installé le vieux, il contournait le capot pour s’asseoir au volant quand il repéra un mouvement de l’homme en gris qui se fouillait. Pour prendre un flingue ? Une rapière ? L’Oranais n’attendit pas de réponse, il fonça. Trois bonds l’amenèrent sur l’homme qui tentait de dégainer. Sans ralentir son élan il le frappa en pleine gueule de la pointe de sa chaussure droite. Le choc se répercuta dans le calme de la nuit. Un deuxième choc fit écho au premier. C’était le crâne du gars qui rebondissait contre le sol.
Rassuré, Jean Baez retourna à sa voiture, en massant son poing droit qui enflait.
Le petit ascenseur de la tranquille maison, genre hôtel particulier à 5 étages, stoppa au 4e. Jean Baez qui soutenait Louis Coppolano en ouvrit la porte. Il la cala du pied, aida le vieux à sortir.
— Je vous dérange, fit celui-ci d’une voix faible.