— Vous cassez pas la tête, pépère, rassura l’Oranais. Et puisque je me suis mêlé de ce qui me regardait pas, autant aller jusqu’au bout, pas vrai ?
Le soutenant toujours, il lui fit fouler la moquette du palier, l’amena devant la porte du fond où il glissa sa clef. Sans lâcher le vieux il donna la lumière, acheva sa pensée.
— Car je crois que vous préférez ne pas avoir à faire à n’importe quel toubib ? Autant éviter la curiosité des flics, non ?
Il n’attendit pas la réponse. Il n’en espérait pas. Il reprit en refermant :
— Moi, j’ai ce qu’il vous faut. Un chouette toubib et pas bavard. Laissez-moi faire.
Le père de Mike eut un geste de protestation. Jean Baez lui sourit.
— Puisque je vous dis de pas vous casser la nénette. Allongez-vous là, pendant que je vais chercher mon voisin.
Louis Coppolano était trop vidé pour résister longtemps. Il se laissa ôter son imper souillé de sang, son veston déchiré, et ses souliers où le cuir noir était moucheté de taches brunes. Jean Baez l’aida à s’allonger sur le lit défait et le vieux poussa un soupir d’aise. Il en poussa un autre quand son sauveur lui dénoua sa cravate.
— Ça va mieux, hein, pépère ? sourit l’Oranais.
Le père de Mike battit des paupières, et dans l’effort le sang coagulé qui lui plaquait à la peau lui arracha une grimace.
— Oui, dit-il dans un souffle. Mais j’ai mal là. Foutrement mal.
De la main droite, il désignait son côté droit avec appréhension. La gauche, elle, s’était refermée sur une épingle à cheveux oubliée sur le drap par l’ange de tout à l’heure.
Jean Baez rassura.
— Mon toubib va vous arranger ça. Je vais le chercher.
Les yeux du vieux s’éclairèrent de reconnaissance.
— Merci, dit-il de la même voix faible. Merci beaucoup. Je crois que je vous dois gros, hein ? Je l’oublierai pas. Sans vous…
L’Oranais, qui s’était remis à masser sa main enflée, haussa les épaules.
— Vous me devez rien du tout. Et je crois pas que les lascars qui vous bosselaient avaient l’intention de vous buter. Sinon, ils s’y seraient pris autrement. Vous croyez pas ?
Le vieux grimaça encore avant d’admettre :
— Peut-être. Mais je pense que je serais mort de froid après. Et puis peut-être qu’ils m’auraient tout de même tué à force de cogner.
Il retint un léger cri de douleur. Jean Baez gagna vivement la porte.
— Une minute, pépère, jeta-t-il. Serrez les dents.
Il n’eut que le palier à traverser pour sonner chez le Dr Wolff. Mais il dut insister avant qu’on ne lui ouvre. Enfin le docteur parut en nouant sa robe de chambre. C’était un Juif alsacien, venu exercer aux États-Unis, après l’avènement de Hitler.
— Qu’est-ce qui vous arrive ? s’enquit-il. Est-ce une de vos nombreuses petites amies qui se trouve mal ?
Il y avait de la gaieté sur son visage usé et fatigué. Il aimait bien son jeune compatriote, qui souriait toujours, et que n’accompagnaient jamais les mêmes filles.
— C’est pas pour moi, doc, expliqua l’Oranais. Mais pour un ami. Je m’excuse de vous déranger, mais si vous vouliez venir… le gars est chez moi.
— Qu’a-t-il ? Grave ?
Son jeune voisin fit la moue.
— Tout ce que je peux dire c’est qu’on l’a farci de coups.
— C’est bon, fit le docteur. Le temps de prendre ma trousse et je vous rejoins…
Deux minutes plus tard, il se penchait sur le père de Mike. Après l’avoir aidé à se déshabiller, il l’ausculta soigneusement. Il était précis, rapide, connaissait son boulot. Il déclara enfin en se redressant :
— Il n’y a rien de cassé à première vue. Peut-être une côte fêlée… et encore. En tout cas il lui faut du repos. Le choc émotionnel l’a secoué. Je vais le nettoyer, le panser, mais j’aimerais autant qu’il ne bouge pas pour l’instant.
Son regard qui avait vu tant de choses chercha celui de son jeune voisin.
— Est-ce que vous pouvez le garder trois, quatre jours, ou dois-je le faire transporter chez lui ?
Louis Coppolano murmura en essayant de décoller la nuque de l’oreiller :
— Il est préférable que je rentre chez moi. Je peux pas continuer à embêter monsieur.
Ses doigts qui jouaient mollement avec l’épingle à cheveux étaient pointés sur Jean Baez.
— Vous inquiétez pas de ça, lâcha ce dernier. Demain y fera jour. Pour l’instant, laissez-vous dorloter. Pas vrai, doc ?
— Je crois que ce serait préférable, acquiesça celui-ci en contemplant le blessé. Je vais vous débarrasser de tout ce sang coagulé, bien vous panser et vous faire une piqûre. Ça vous aidera à dormir. Vous n’auriez pas un peu d’eau bouillante et une cuvette ? ajouta-t-il, tourné vers son voisin.
— Si, si, répliqua l’Oranais. Tout de suite, doc.
Il pénétra dans la minuscule cuisine, et fit couler l’eau chaude dans une cuvette. Il allait l’emporter quand retentit la sonnette de la rue. Il poussa sur l’un des boutons placés dans la cuisine, et qui ouvrait la porte de la rue, attendit un peu avant de pousser le second, étonné qu’on le dérange si tard[14].
— Oui ? lança-t-il. Qui c’est ?
— Mais c’est moi, mon chou ! répondit une voix féminine dans la plaque grillagée placée au-dessus de la boîte aux lettres. Tu m’as dit de venir à l'heure !
— Ah ! merde, laissa-t-il tomber contre la plaque intérieure, située au-dessus des deux boutons. Je t’avais oubliée, mon ange ! Mais monte ! Monte, mon ange.
Et il revint dans le studio avec la cuvette d’où s’élevait une fine buée.
— Voici, doc, dit-il. Et ça m’étonnerait pas que je vous aie dégotté une infirmière…
Le docteur qui nettoyait délicatement une plaie releva le front :
— Vous dites ?
De son restant de pouce, l’Oranais désigna la porte et le palier d’où parvenait le claquement des portes d’ascenseur.
— Même que la voici.
Il alla ouvrir avant qu’on ne frappe, et s’inclina galant vers la jeune et jolie brune qui écarquilla les yeux au spectacle.
— Entre, mon ange. Entre. T’es chez toi, tu le sais. Tu vois, tout à l’heure je t’ai parlé du docteur au téléphone. Eh bien il est là. Tu vois que je mens jamais ! Et si tu voulais l’aider…
Et désinvolte, nonchalant, il la dépouilla de son manteau, la poussa, ahurie, vers le lit en déclarant :
— N’ayez pas peur de la commander, doc. Elle pense qu’à rendre service. Pas mon ange ?
Simone, l’ange du moment, qui travaillait dans un salon de coiffure, ouvrit la bouche pour décocher une réplique mais se contint. Elle s’informa.
— C’est vrai, docteur, que je peux vous aider ?
Le docteur avait reconnu l’accent français. Il sourit.
— Mais j’en serai ravi. Si vous vouliez me préparer ce pansement…
D’un coton taché de sang, il indiquait un paquet. La jeune femme s’en empara et en déchira l’enveloppement, tout en fixant son amant qui lui faisait ses yeux de velours.
Dix minutes plus tard, Louis Coppolano, bandé, le visage couvert de sparadrap, dormait soulagé par une piqûre.
— Je vais en faire autant, déclara le docteur en rangeant sa trousse. Demain je viendrai lui jeter un coup d’œil. Bonsoir. Et merci pour votre aide, mademoiselle. Désolé de vous laisser tout ça…
Il indiquait la cuvette pleine d’eau rougie et les linges souillés.
— Vous bilez pas, doc ! lança l’Oranais. Elle va tout nettoyer. Pas mon ange ?
L’ange ne répondit pas. Elle se dirigeait vers la cuisine pour se préparer un café. Elle qui avait tant compté sur sa nuit d’amour ! Ça s’annonçait bien. D’autant mieux que le téléphone sonnait et que Jean revenu d’accompagner le docteur disait dans l’appareil :
14
En Amérique, à part les portiers des buildings il n’y a pas de concierge. Quand on sonne chez lui, c’est le locataire qui, sans se déranger, libère lui-même la porte d’entrée. Un second bouton, commandant un tuyau acoustique parlophone lui permet de communiquer avec son visiteur, resté au rez-de-chaussée.