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— Aie confiance, ma chérie.

Et avant de franchir le seuil :

— Je te couvrirai d’or.

Il referma sur lui. Son pas décrût sur les marches. Elle resta immobile, une boîte de café à la main, l’œil braqué sur les hardes. Une larme roulait sur ses joues encore roses et rondes.

Au-dehors Steve demeura quelques instants en haut des marches de la maison. La rue était plongée, sauf vers un lampadaire, où virevoltaient quelques flocons, dans un noir de coupe-gorge. Elle sentait le graillon, la saleté, la pisse, le meurtre. Aussi loin que portait la vue, tout était sombre, froid et laid. Laid comme la vie. Steve frissonna, releva le col de son manteau dont un bouton manquait. Puis, se baissant, il fouilla dans une petite cache aménagée dans le revers de sa jambe de pantalon. Il en ramena un sachet de papier gris plié tout menu. Il l’ouvrit avec précaution, avec un respect infini, et, nuque légèrement renversée, paupières closes, il prisa la dop avec volupté. Il avait l’air aussi extasié qu’un enfant avalant l’hostie le matin de sa première communion. Il était tout à son bonheur, ne sentait même pas la drogue qui insensiblement commençait à lui ronger la cloison nasale. Pourtant elle n’était pas très forte, car par mesure d’économie il la coupait avec du lactose. Et comme le Grec qui la lui fournissait la coupait également pour arrondir son bénéfice… Mais ça, Steve l’ignorait. Ce qui fait que, lorsqu’il le prisait, son gramme d’héroïne avait perdu le quart de son pouvoir destructeur. C’est pourquoi il n’était pas encore trop gravement intoxiqué. Mais ça viendrait. À la longue. Comme les autres.

Il tressaillit au miaulement sinistre d’un chat qui enfilait la rue, se ressaisit, descendit les marches où la neige trop mince fondait à mesure.

La came commençait à lui travailler le cerveau. Sous son crâne, les idées commençaient à affluer, toutes plus belles les unes que les autres. Il grimaça un sourire. Il allait leur montrer à tous. À tous ces cons. Il tourna l’angle de la rue, et marcha vers le métro d’un pas décidé, orgueilleux.

VII

New York vivait ses heures nocturnes. Surtout dans la douzaine de blocks qui forment Times Squares. C’est là que sont concentrés les théâtres, cinémas et boîtes les plus huppés de la ville. Là dans le Serpent de Lumière de Broadway.

Si les théâtres avaient éteint leurs façades, les cinémas, eux, continuaient à faire le plein. Et les annonces lumineuses de leurs auvents au carré qui surplombent les trottoirs ruisselaient horizontalement dans un scintillement sans fin. Les rouges, les jaunes, les verts, les bleus se heurtaient dans la nuit où dansaient les flocons et retombaient en étincelles multicolores. Les néons pleuraient sur les passants, leur donnant l’air de cadavres ambulants avant d’aller éclabousser de leurs tons les voitures de luxe, les taxis aux teintes vives. Les extraordinaires buildings de verre dressaient dans le noir leurs masses imposantes, tous dominés par l’Empire State Building dont la flèche éclairée perforait le ciel sombre.

Quelques blocks plus haut, sur la 7e Avenue, entre la 46e et la 47e Rue, des Noirs en haillons se tenaient devant le Métropole. Ils ne quittaient pas des yeux le temple du jazz aux portes entrouvertes, d’où leur parvenait la musique, leur musique, celle de leurs frères.

Les flics qui déambulaient en rois du pavé new yorkais ne leur portaient pas attention. Ils les laissaient à leur passion sacrée. Eux n’avaient de regard que pour les malfrats et entôleuses de tout poil qui sillonnent l’avenue à la recherche d’un cave à plumer.

Vêtu d’une canadienne, Jean Baez pénétra dans la Mecque où, à longueur de nuit, les Cozy Cole, les Maynard Ferguson, les Dizzy Gillespie et autres Gene Krupa, grattent, pincent, soufflent, raclent, tirant de leurs instruments des notes qui ont flanqué la panique dans le monde entier.

La salle était bourrée à craquer. À droite, plus une place aux petites tables plongées dans une pénombre rouge. À gauche, accoudée à l’interminable bar, la foule des mordus n’avait d’yeux que pour ses idoles. Celles-ci, debout sur une estrade qui dominait et touchait le bar, ne s’en occupaient pas. Les dieux du jazz jouaient pour eux-mêmes. Plus pour eux peut-être que pour les clients. Leurs smokings tranchaient sur la lourde tenture rouge qui courait le long d’un mur de trente mètres. Et tous les six vibraient, se donnaient à fond, entraînés par l’infatigable Cozy Cole qui officiait derrière la batterie. Il était en nage, la sueur coulait à flots de son front, de ses joues, mais l’étincelant sourire ne quittait pas ses yeux humains, sa figure intelligente. Il ne ralentissait pas son rythme endiablé, ne sentait pas la fatigue, ne perdait jamais son sourire. Il vivait sa musique, l’imposait aux fanatiques qui, fascinés, debout à ses pieds, le buvaient du regard.

Tour à tour les caïds du jazz tiraient de leurs instruments des sonorités tendres comme une rosée de printemps, puis soudainement aussi sauvages qu’une ruée de guerriers à l’assaut d’un village regorgeant de filles à capturer, d’ennemis à éventrer.

Mentons levés, les clients riches ou pauvres se mélangeaient au coude à coude, réunis par la même adoration. Femmes ou hommes, jeunes ou vieux, tous accomplissaient mécaniquement le même geste pour boire, l’esprit empli de l’envoûtante musique. Les barmen, eux, emplissaient leurs caisses. Avec une foule qui se pressait sur plusieurs rangs, ils ne chômaient pas. Eux aussi transpiraient.

À son arrivée, un quart d’heure avant, Steve Ryan avait réussi une percée miraculeuse, et gagné une place contre le lourd comptoir au bois patiné.

Fanatique parmi les fanatiques, c’était là qu’il passait, quand il le pouvait, le maximum de ses nuits. Surtout vers les 3 et 4 heures du matin lorsque les musiciens des autres boîtes viennent au Métropole pour jouer. Mais pour jouer à l’œil. Gratuitement. En copains. Entre copains.

Mains dans les poches, comprimé par les mordus, Steve battait la mesure de son mocassin contre la traverse de cuivre qui décorait le bas du bar. Son feutre tyrolien rejeté en arrière, insensible à tout, il se gavait de jazz, mis en état de grâce par la prise de drogue. Tout juste s’il broncha quand une main se glissa dans sa poche gauche de manteau. Il réalisa pourtant, mais laissa faire. Ouvrant les doigts, il se laissa enlever l’argent qu’il avait préparé. Quand il les referma, il tenait dix petits sachets de dop. Le Grec qui venait d’opérer le changement attendit un peu, avant de s’écarter lentement, comme à la recherche d’une meilleure place.

Ils n’avaient pas échangé un mot, un regard.

Jean Baez qui venait enfin de découvrir Steve tenta d’arriver jusqu’à lui. Il croisa le Grec mais n’y fit pas attention, ne l’ayant jamais vu. Mike Coppolano, lui, aurait sursauté. C’était l’homme qu’il avait photographié dans Harlem, près du bar de Sugar Ray.

Non sans peine, l’Oranais parvint à se frayer un chemin jusqu’au mari de Margaret.

— Hé ! Steve, murmura-t-il doucement. Je suis là.

Son copain ne réagit pas. Il était reparti dans son rêve éveillé.

Jean Baez le cogna du coude, éleva le ton.

— Hé ! reviens sur terre ! Je suis là.

— Chut, chut, chut, firent autour d’eux des voix courroucées de ce crime de lèse-adoration.

L’Oranais décocha à la ronde son sourire désarmant, puis recogna son copain dans les côtes. Sèchement cette fois.

Steve sursauta, se retourna. Son regard était lointain.

— Ah ! C’est toi ? dit-il enfin, comme à regret. Bon, on s’en va, viens.

Mais il ne bougeait pas. Déjà ses prunelles de drogué repartaient à la recherche de Cozy Cole…