— Ah ! non, se rebiffa Jean Baez en se marrant. Amène-toi.
Et lui empoignant le bras, il l’attira hors du cercle enchanté.
Le froid de l’avenue chassa les derniers lambeaux du rêve de Steve. Il se secoua, s’informa.
— T’as ta bagnole ?
La main au pouce manquant de l’Oranais indiqua la Chevrolet garée non loin.
— Oui, pourquoi ? On la prend ?
Steve fit un signe affirmatif.
— Oui, on va chez le petit Sam. Je lui ai filé rencard chez lui. Ensuite on reviendra jeter un coup d’œil sur le block des diamantaires.
Une étincelle s’alluma, fugace, dans l’œil tendre de l’Oranais.
— Du nouveau ?
— Oui et non. Mais faut encore discuter de tout ça sérieusement.
Il ajouta, tandis qu’ils s’installaient dans l’auto :
— Je préfère qu’on se réunisse la nuit, comme ça personne ne nous voit arriver ou repartir. À cette heure les gens roupillent.
Jean Baez embraya, mit l’essuie-glace à cause des flocons qui se transformaient en eau sur le pare-brise. Puis, prenant un mouchoir Lotus dans la boîte à gants, il effaça la buée intérieure.
— Et Bob ?
— Il sera là-bas.
Jean Baez doubla Time Square, lança la Chevrolet dans Broadway, la plus longue avenue du monde[16], dont les feux venaient de se mettre au vert à perte de vue.
— Tu crois qu’on va pouvoir attaquer bientôt ? s’informa-t-il, doublant un taxi conduit par un Noir flegmatique.
Steve hocha la tête.
— Je l’espère. Il serait temps, hein ?
— Comme tu dis, soupira son voisin. Trois mois que je suis ici à poireauter. Trois mois que tu m’as fait venir du Pérou pour qu’on fasse craquer cette affaire. Et résultat…
Steve Ryan s’alluma une Camel. Ses mains tremblaient légèrement.
— Que veux-tu que j’y fasse ? C’est moi le premier emmerdé. Mais, à chaque fois, un pépin s’est présenté. À chaque fois Bob a obtenu de nouveaux tuyaux de son dabe qui remettaient tout en question. Et quand j’ai vu qu’on pouvait pas réussir avec un hold-up normal, j’ai préféré attendre.
Il tira avec volupté sur sa Camel, poursuivit dans un jet de fumée.
— Vaut mieux avoir remis l’opération que d’avoir tout raté, pas ? Pour une affaire pareille, on prend jamais assez de précautions. Et on peut perdre trois mois. Même un an. Ça en vaut la peine.
— Bien sûr, approuva son compagnon, qui faisait jouer les doigts de sa main enflée. Mais c’est le pognon qui défile…
Steve épousseta un peu de cendre tombée sur ses genoux, remarqua :
— Te plains pas trop. Si t’étais pas venu ici, t’aurais pas eu l’occasion d’expédier des visons en fraude sur l’Europe. Dans le fond, t’as couvert tes frais. T’as rien à regretter.
— Si, les filles du Sud, lâcha l’Oranais dans un sourire.
— Toi et tes filles… soupira Steve, qui ajouta aussitôt : En parlant de pognon, tu pourrais pas m’avancer une centaine de dois ? Je suis de nouveau raide.
Les feux rouges s’abattirent sur l’Avenue. L’Oranais stoppa à l’un d’eux, dit :
— Bien sûr. Deux cents si tu veux.
Ça c’était tout Jean Baez. Il n’était pas chien, pour rendre service. C’est ce qui avait séduit Steve lorsqu’il l’avait rencontré jadis à Cuba. Lui travaillait encore pour un journal à l’époque et faisait un reportage sur la vie nocturne de la ville. Quant à l’Oranais, Steve l’avait soupçonné de bricoler dans le trafic des armes. Tous deux avaient sympathisé ainsi que des hommes sympathisent parfois sans raison bien apparente. Pour Steve, l’Oranais en tout cas faisait mentir les défauts reprochés à ceux de sa race. On donne les Juifs pour avares : l’Oranais méprisait l’argent et le balançait à la grouille. On les donne pour froussards : le courage de l’Oranais frisait l’inconscience.
Un soir que des concurrents l’avaient acculé dans une ruelle du port et avaient commencé à le mitrailler, certains de l’avoir, il avait eu la réaction contraire à celle d’un type normal. Un calibre dans chaque poing, il leur avait foncé dessus, au milieu d’une gerbe de balles. Et c’étaient les autres qui avaient fui devant ce cinglé que rien n’affolait. Un des leurs était resté sur le carreau et ils en avaient transporté un autre à l’hosto.
Steve qui avait entendu conter l’histoire s’en était souvenu à New York. C’est pourquoi il avait fait signe à l’Oranais, car il avait besoin à ses côtés d’un type sûr, gonflé et sans scrupules.
— Les deux cents m’arrangeraient bien, dit-il. Si tu le peux ça m’arrangerait drôlement, même.
Les feux verts revinrent. L’Oranais rembraya, se fouilla, tendit une liasse.
— Sers-toi.
Steve le fit à la lumière du tableau de bord. Il prit deux billets de cent, rendit le reste, dit :
— Merci.
Son voisin repoussa la politesse d’un geste nonchalant.
— Use pas ta salive. Toi et moi on est embarqués dans une drôle de galère. Alors deux cents ou mille thunes[17], entre nous ça n’a pas d’importance.
Après un long silence, tandis qu’ils commençaient à apercevoir le Bowery, le pays des clochards, il jeta soudainement.
— T’as confiance dans Bob ?
— En tant qu’homme, oui et non, renvoya Steve. Mais n’oublie pas que sans lui, jamais j’aurais songé à monter cette affaire. C’est en apprenant que son père était devenu l’un des gardes du SAFE[18] au 38 Ouest de la 47e Rue, que l’idée m’en est venue. Je savais que le vieux était flic, mais pas qu’il avait pris sa retraite et qu’Holmès, la Compagnie privée qui a la surveillance de tous les SAFE du block des diamantaires, l’avait embauché.
Il s’alluma une autre Camel, enchaîna :
— Ça m’a pris du temps pour baratiner Bob. Surtout qu’on s’étaient un peu paumés de vue. Mais à la longue, j’ai réussi à lui fourrer dans le crâne qu’on pouvait devenir millionnaires…
La main de Steve alla chercher la Camel à ses lèvres. Il précisa avec de l’orgueil dans la voix :
— Millionnaires en dois. C’est-à-dire milliardaires en monnaie de ton pays. Ça a excité Bob. Je lui ai dit qu’il n’avait qu’à tirer les vers du nez à son vieux et m’apporter les tuyaux. Et que je me chargeais du reste.
La Camel rougeoya de nouveau aux lèvres de Steve.
— Et c’est ce qu’il a fait. Pas trop mal, d’ailleurs, car à présent je connais le SAFE, comme si j’en étais l’un des gardiens.
Il rit d’un petit rire sadique, cruel.
— Et j’espère bien devenir le propriétaire de ce qu’il contient. Toi aussi, non ?
— Moi aussi, sourit l’Oranais.
Mais lui, son sourire était gai, détendu.
— Nous arrivons constata Steve, repérant les Bowery-Follies, la boîte où les vieilles gloires des temps passés remontent sur les planches devant une clientèle de paumés et de rupins mélangés.
L’Oranais vira peu après, stoppa devant une maison de briques qu’on avait repeinte d’un rouge sang de bœuf.
L’ensemble ne faisait pas du tout romantique dans la nuit sous l’éclairage d’un miteux lampadaire.
À peine eurent-ils mis pied à terre, qu’un clodo jaillit de l’ombre.
— Pour que je puisse aller dormir, messeigneurs, supplia-t-il la main tendue.
Il titubait. Et son haleine puait. À croire qu’il s’était gargarisé avec de l’alcool à brûler. Ce que Steve remarqua en voyant Jean Baez se fouiller.
— Donne-lui du pognon si tu veux mais pas une allumette. Il serait foutu d’exploser.
17
Unité d’un dollar. En France et de tous temps, 5 anciens francs. Par un fait curieux, l’aventurier et le truand français ont toujours désigné ainsi la monnaie d’échange des pays qu’ils ont sillonnés. Déjà en 1914, à l’époque de la ruée des déserteurs et souteneurs français sur l’Amérique du Sud, c’était la thune.
Cela n’a pas changé. Et que ce soit le peso, le cruseiro ou le dollar, mexicain, canadien ou américain, c’est toujours la « thune ».