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Le clochard s’inclina après avoir raflé le dollar que l’Oranais lui tendait.

— Merci, mon prince. Que Dieu vous le rende.

Et il s’en alla, balayant le trottoir de son pas d’alcoolique. Pas pour dormir. Non. Il évita l’hôtel proche où pour quelques cents on les hébergeait à plusieurs dans des chambres sans lits, mais avec paillasses sur le sol. Lui préféra se glisser dans un bar enfumé.

Steve sonna au 12 de la rue, et le déclic commandant l’entrée s’éleva aussitôt. On devait les guetter.

Sans donner leurs noms par l’acoustique intérieur ils grimpèrent un escalier usé dans une odeur de ménagerie, et atterrirent sur le palier du premier étage, où un carré de lumière les guida.

Le petit Sam les attendait. Il s’effaça devant eux, referma sur la douce chaleur du logement.

Celui-ci était spacieux, propre, bien aménagé. La bonne odeur de café qui régnait amplifiait encore l’impression de sécurité et de vie calme qu’il dégageait. C’était comme un havre au milieu de la tempête du Bowery, le quartier où ont atterri tous les déchets humains de l’Amérique.

Sam débarrassa les nouveaux venus. L’Oranais lui passa sa canadienne, resta en pull-over échancré et chemise de sport. Steve donna son manteau et son feutre tyrolien. Mais il avait gardé quelque chose en main : les paquets de dop. Il se laissa devancer par les deux autres, glissa rapidement les minuscules sachets dans le revers de son pantalon. Juste comme il se relevait son regard croisa celui de l’Oranais. Celui-ci souriait. Du bout de ses lèvres sensuelles.

Dans la pièce principale bien éclairée, Bob les attendait devant une table où fumait une tasse de café. Il était jeune : vingt-quatre ans à peine. Il était mal habillé et du cambouis maculait ses doigts aux ongles sales et rongés. Son aspect était insignifiant. Placé en pleine lumière, sur une estrade, devant des centaines de gens et retournant parmi eux peu après, aucun ne l’aurait reconnu tellement il frappait peu le regard.

Le petit Sam désigna la table aux nouveaux venus, proposa :

— Un peu de café ?

Les hommes acquiescèrent. Sam se retourna sur une porte fermée, cria :

— M’man ! Envoie deux tasses.

Du bruit résonna à côté. Une porte de buffet claqua, et une femme parut avec un plateau où fumait une cafetière. Elle était énorme, le paraissait encore plus avec les carreaux verts et blancs de sa robe de chambre. Des bigoudis domptaient ses cheveux d’un blond clair et du rimmel soulignait trop le globuleux de ses yeux bleus. Elle avait la même taille que son fils, 1,60 m à tout casser. Mais beaucoup plus large, elle paraissait encore plus petite.

— Bonsoir les gars, dit-elle, posant tasses et cafetière près d’un sucrier. Vous voulez que je vous grille quelques toasts ?

Sam interrogea les autres du regard et, devant leur geste de refus, revint à sa mère.

— Non, ça ira, M’man. Va te coucher si tu veux.

Elle eut un geste de ses grasses épaules.

— Tu sais bien que je dors peu. J’aime autant rester à côté à faire mes comptes. Si vous avez besoin de moi…

Elle regagna sa cuisine après avoir raflé une boîte de chocolats sur un meuble, se retourna vers la table, sourit, encourageante.

— Et faites du bon boulot. Si quelque chose vous emmerde, appelez-moi.

— Vous bilez pas, M’man, rassura Steve. Ça va gazer.

Elle disparut. Il soupira d’aise. Il avait plus confiance en la grosse femme qu’en n’importe qui. Il est vrai que M’man était pétrie d’expérience.

Elle était au courant de tout ce qui se trame dans le Bowery. Veuve, elle dirigeait un petit magasin en forme de couloir, où les cloches du coin trouvaient de quoi se nipper. Ça ne paraissait pas croyable qu’elle puisse gagner son bœuf avec des zèbres qui ne songent qu’à se poivrer et pour qui l’alcool est le pain quotidien. Mais pour dire vrai, dans son arrière-boutique elle prêtait sur gages et sur parole. M’man était une dame qui savait garder son nez propre et éviter les flics. Parmi les traînes-patins de la ville, elle passait pour un blanc-bleu. À juste titre… Avec elle rien ne transpirait. Mais lorsqu’un lascar oubliait de régler sa dette ou bavassait un peu trop sur les activités de sa mère, alors Sam intervenait. Discrètement. Sans bruit. Sans parole. Efficacement. Et qu’une épave du Bowery finisse avec une balle dans le crâne ou le foie éclaté par l’abus du pousse-au-crime, qu’est-ce que ça y changeait ? Vu que de toute façon il était bon pour le Boulevard des Allongés de la fosse commune. À peine si les flics se donnaient le mal de rédiger un rapport, vu que la viande froide d’un clodo n’intéresse personne.

Steve, qui connaissait bien M’man et pressentait les talents de son fils, avait engagé celui-ci pour qu’il assure la protection du coup en préparation. Dans l’opération il avait fait coup double, car M’man, accrochée par la combine, finançait, oh ! modestement, l’entreprise. Avec ce qu’elle avançait, Steve faisait patienter Bob, en lui refilant quelques dollars, de temps en temps, et commençait à acheter du matériel. Il avait bien essayé de carotter quelques thunes pour lui-même, mais il y avait vite renoncé.

Avec M’man, c’était pas de la tarte. Elle avait une de ces manières d’éplucher les comptes… et ça en présence de Sam qui vous fixait comme sans vous voir de son regard incolore, aussi expressif qu’une pierre tombale.

Steve laissa couler un sucre dans sa tasse, le remua, fixa son entourage, déclara.

— Ce soir on va faire une mise au point complète. Presque définitive. Bob nous a apporté un tuyau. Et un sévère. Celui que j’attendais. Pas vrai, Bob ?

L’interpellé inclina son front que balayait une mèche d’un brun terne.

— Oui, mon dabe a enfin réussi à savoir sous quelle plaque de la rue se trouvait la connexion commandant les signaux d’alerte du 38.

Jean Baez émit un sifflement.

— C’est du bon boulot, ça, mec. Mais ton vieux se méfie pas que tu le questionnes tout le temps ? Surtout ce genre de questions ?

Un ricanement plein de suffisance agita la carcasse efflanquée de Bob.

— Je fais ça adroitement, dit-il, en se rengorgeant… le soir à table… un mot par-ci… un mot par-là… et ma frangine et ma mère me donnent un coup de main sans se douter…

Il ricana de nouveau :

— Elles aussi sont curieuses…

— Oui, Bob a été très malin, complimenta Steve. Sans lui on serait pas à la veille de pouvoir attaquer ce coffiol.

Bob se rengorgea encore plus. Steve porta la tasse à ses lèvres minces, but, la reposa.

— Le tuyau qu’il nous apporte ce soir est le dernier truc qui nous empêchait d’attaquer. Maintenant je crois qu’on est parés.

Il attira à lui une serviette que Sam venait de déposer sur la table, l’ouvrit, en sortit des plans, des notes, des dépliants publicitaires. Il prit l’un de ceux-ci. C’était la réclame d’une Manufacture, représentant la photo d’une chambre forte. Il précisa :

— Ainsi que je vous l’ai conseillé vous avez tous pu voir l’original à la devanture de la 5e Avenue. Eh bien, d’après les tuyaux de Bob, et d’après ce que j’ai pu voir moi-même le jour où j’ai réussi à descendre au 38 Ouest de la 47e Rue, c’est le même genre d’engin qui nous attend. En plus moche peut-être.

Les têtes se penchèrent sur le dépliant. Il reproduisait, vue de biais, une chambre forte installée. Rien qu’ainsi l’impression était à couper le souffle. Qu’est-ce que serait la réalité ? De quoi mouiller son caleçon pour celui qui pensait qu’un jour, ou plutôt une nuit, il serait face à face avec ce monument d’acier.