— File-lui du jus, Tom.
Tom s’exécuta. Tous regardèrent la femme boire avec avidité, à croire qu’elle espérait trouver dans le café de la force pour se bagarrer et nier encore.
Mike se renversa en arrière, allongea ses jambes qui n’en finissaient pas, cala ses talons sur le tiroir du bas toujours ouvert pour cet usage. Puis, son œil bleu et dur de chasseur d’hommes, abandonnant sa proie, vint caresser le cadre qui ornait son bureau. Une sorte de tendresse adoucit ses traits rudes et légèrement cabossés de jeune athlète. Dans le cadre, Connie et Louise riaient aux éclats. La mère et la fille étaient en maillot de bain, et un beau soleil semblait être complice de leur gaieté. Pour être franc, seule Connie exhibait un maillot décent, car Louise, elle… nue jusqu’à la ceinture qu’elle était ! Il est vrai qu’à trois ans et des poussières on peut oublier son soutien-gorge sans que les ligues de vertu vous dégringolent sur le râble.
Un soupçon de sourire joua sur la face de Mike. La vue de sa petite tribu lui faisait du bien. C’était comme si ça le décrassait des saletés de la nuit, comme s’il avalait un bol d’air pur après être resté le nez dans la fange. Mais dans la fange il fallait bien y replonger. Il dit, soulevant une gaine élastique de couleur blanche, qui voisinait avec des sachets de toile, longs et très plats :
— Ainsi vous planquez deux kilos de dop dans cette gaine et vous prétendez ignorer que c’en était ?
L’hôtesse qui avait rendu le gobelet à Tom opina dans un soupir las :
— Je me tue à vous le dire. Je croyais que c’était de l’essence de parfum.
— Sans blague ! ironisa Tom. Et ça ne vous étonnait pas de rien sentir ? Pourtant de l’essence de parfum…
La femme eut un geste du bras, aussi las que son soupir.
— Vous savez bien que les sachets étaient logés dans des sacs de matière plastique.
Bien sûr que les agents du trésor le savaient, puisqu’ils les avaient là devant eux. Ils avaient posé ce genre de question cent fois dans la nuit. Ils les poseraient mille fois encore. C’était leur boulot.
— Et vous maintenez que vous ne connaissez ce Muller que superficiellement ? Que vous n’avez pris ces sachets que pour lui rendre service ? Et que quelqu’un devait vous les reprendre à votre arrivée à l’aéroport ?
Cette fois, c’était le directeur qui avait interrogé.
— Exactement, répondit la femme de la même intonation fatiguée. Un homme devait me contacter. Mais j’ignore comment. Et j’ignore son nom.
— Et vous croyez qu’on va gober ça ? grinça Tom, en balançant le gobelet vide dans une corbeille. Vous prenez les flics américains pour des demeurés ou quoi ?
Elle eut un mouvement fataliste des épaules. Le grand patron s’approcha d’un pas.
— Si vous persistez à nier, si vous ne nous dites pas qui est ce Muller, je dois vous avertir que vous encourez une peine sévère… très, très sévère. Peut-être dix ans.
Tom enchaîna vivement.
— Alors que si vous parlez… que si vous nous dites qui est ce type et où il se trouve…
— Il vous en sera tenu compte, attaqua Mike à son tour. Dites-nous où est ce Muller et vous voyez le coup à l’œil. Ou presque. Mettons deux ans. On s’arrangera pour que ça dépasse pas ça. On peut pas promettre moins. Alors ?
— Et avec les remises de peine, ces deux ans en feront même pas un, renchérit Tom en lui tendant un second gobelet de café.
Elle le refusa d’un geste, s’obstina.
— Je ne peux rien vous dire de plus que ce que vous savez.
— C’est bon, fit Mike, se levant et repoussant le tiroir d’un geste rageur. C’est vous qui guidez votre destin. Mais je ne vous félicite pas.
Il rafla un sachet de chnouf[2] sur le bureau, le lui présenta sous le nez dans son poing serré dur, et gronda d’une voix rauque, rageuse :
— Il y a là-dedans de quoi abrutir, de quoi rendre dingues des centaines de personnes. Et de cette saleté les junkies[3] en prennent malheureusement l’habitude. Ils ne peuvent plus s’en passer. Et quand ils souffrent du manque vous savez de quoi ils sont capables ? Hein ? vous le savez ?
Il avait hurlé les derniers mots. Tom qui venait d’avaler le café qu’elle avait refusé pointa le gobelet sur le sachet qu’étreignait son équipier.
— Pour se procurer de cette cochonnerie quand ils n’ont pas de pognon, ils volent… trahissent leurs amis… se roulent par terre… supplient… mentent à leur mère…
— … et lécheraient leur merde, assena Mike.
— … et tueraient leur père s’il le fallait, laissa choir le directeur en regagnant la porte.
— Voilà ce dont des gens comme vous sont responsables, reprit Mike, en la touchant presque du front. Des gens comme vous qui sont pas dignes de vivre. Des gens qui devraient crever comme des saligauds, dans le ruisseau, la gueule ouverte.
Il agita le poing qui tenait le sachet. Ses articulations blanchirent. Il écuma.
— Et je vous jure que je vais tenter l’impossible pour vous faire écoper du maximum. Car des gens comme vous… responsables de tant de misères… de tant de crimes…
— Ça suffit, Mike, le stoppa son patron.
Le grand type se redressa. Il essuya la sueur qui lui mouillait le front, murmura :
— O. K., patron. O.K. Je m’excuse.
Le directeur jeta un regard sur sa montre.
— Il va être temps d’aller vous reposer, les gars. Dans dix minutes ramenez cette femme à mon bureau, puis vous pourrez partir.
— Entendu patron, acquiesça Tom qui s’étirait avec soulagement.
— Et que je ne vous revoie pas avant demain, ajouta le directeur en ouvrant la porte.
— Si ça vous fait rien, j’ai encore une affaire à régler ce matin, lança Mike. Et j’aimerais bien que Tom m’accompagne.
— T’es givré ! s’écria celui-ci, scrutant son équipier. Tu crois qu’on n’a pas assez bossé pour l’oncle Sam depuis hier ?
Main sur la poignée, le directeur se retourna :
— Vous dites, Mike ?
Le grand gars le rejoignit, se pencha à son oreille.
— J’ai un indic, dehors. Il m’apporte quelques tuyaux. Et d’après ce qu’il m’a raconté tout à l’heure dans le couloir, faut que j’opère à 11 heures… un revendeur de dop à situer.
— Comme vous voudrez, Mike, approuva son chef. Mais peut-être que ça pourrait attendre… Vous êtes fatigué… ou bien mettons Chester ou un autre de vos collègues sur le coup.
Mike refusa de la tête.
— Pas question, patron. Mon indic travaillera jamais avec quelqu’un d’autre. Quant à moi je suis jamais fatigué lorsqu’il s’agit de ces salauds-là.
Le patron scruta son jeune agent.
— Vous ne leur faites pas de cadeau, hein Mike ?
— Je les hais, lâcha Mike doucement. Je hais tous ces salauds.
Le directeur piocha deux autres Camel dans son veston, en offrit une.
— Je sais, Mike, je sais. C’est peut-être pourquoi vous êtes l’as de mon équipe et l’un des champions du Narcotic-bureau.
Il présenta sa cigarette à la flamme que lui tendait son agent, en tira une goulée, remarqua rêveur :
— Mais ce que je ne sais pas, c’est où vous puisez la haine que vous éprouvez pour ces trafiquants.
— Disons que c’est une affaire personnelle, répliqua Mike qui suivait de l’œil la fumée s’élevant de sa Camel. Et sachez que je hais pas seulement les trafiquants de dop mais aussi tous les gangsters. Toute cette racaille…
— C’est bon, Mike, sourit son chef en franchissant la porte. Vous avez carte blanche pour ce matin. Opérez comme vous l’entendez mais ensuite allez-vous coucher.
2
Drogue. De l’action de priser. Mot lancé en 1954 par l’auteur avec son roman «