Выбрать главу

— Oui, le temps d’acheter deux, trois canards et je vais me coucher.

Steve lui décocha un coup d’œil étonné.

— Tu lis les journaux ricains maintenant ?

— C’est pas pour moi, gloussa l’Oranais, mais pour mon voisin le toubib.

En parlant, il souriait et faisait jouer son poing droit dont les jointures lui faisaient encore mal. Il ajouta, pensant au vieux à qui il destinait les journaux :

— Remarque que ça me ferait peut-être du bien de perfectionner mon rosbif. Mais dans le fond, je m’en fous, je comprends tout ce que vous racontez. Et ça me suffit.

— Oh ! tu te défends plutôt bien, reconnut Steve. On croirait pas que t’es là que depuis trois mois. Il est vrai que vous autres Juifs avez le génie des langues. Ça doit tenir à ce que vous êtes des errants.

— Tu trouves ! sourit l’Oranais en bifurquant à gauche dans la 5e Avenue.

Peu après il engageait la Chevrolet dans la 47e Rue. Tout était aussi calme. Tout était aussi sombre. Tout était aussi désert. Seul signe d’animation, les fumées de vapeur qui en bout s’élevaient dans l’air où se brassaient les flocons de neige.

Jean Baez logea une Marlboro entre ses dents bien plantées, tendit son paquet.

— Tu fumes ?

Steve allongea la main, se ravisa soudain.

— Pas maintenant.

Et comme la Chevrolet franchissait le feu vert de la 6e Avenue, il laissa sa main glisser le long de son pantalon. Elle y resta quelques secondes et forma une tache blanche sous le refuge noir du tablier de l’auto. Puis elle réapparut et un léger froissement de papier s’éleva. Dans le rétro, l’Oranais lorgna son compagnon qui, d’un geste vif, entraîné, se camait dans un léger soupir. Il sourit.

Doucement. Steve s’en aperçut. Il maugréa :

— T’es contre ?

— Contre quoi ?

— Contre ceux qui se dopent ?

Jean Baez eut un mouvement fataliste de ses puissantes épaules.

— Je trouve que t’as tort ; mais ça te regarde. Le principal est que tu perdes pas le nord pour notre histoire. Pour le reste… Je m’occupe jamais des vices des autres. Et je ne suis contre rien. Ou plutôt si.

Son sourire s’amplifia.

— Je suis contre les gaines.

Steve sursauta.

— Hein ?

Un rire secoua l’Oranais.

— Oui, celles que portent tes compatriotes. Je suis contre. Et à bloc. Vos femmes sont si jolies ! Pourquoi faut-il qu’elles s’aplatissent le valseur avec ces trucs-là ? Ça leur esquinte la ligne ! Ça leur démolit leur chute de reins ! Vous devriez les empêcher, vous autres les mâles !…

Une lueur égaya l’œil de Steve, dont les pupilles commençaient à se dilater sous l’effet de la dop. Il soupira, amical.

— Ah ! toi et tes filles.

Et comme le Métropole se montrait au loin, brillant de tous ses néons qui balafraient de rouge les Noirs désargentés, toujours perdus dans leurs rêves de jazz :

— On arrive. Je t’appelle demain. Ou plutôt dans la journée, et on prendra rencard pour la nuit. Faut qu’on commence à vérifier les horaires des rondes. O.K. ?

— Ça va, renvoya l’Oranais, stoppant devant la Mecque du jazz.

Il voulut ajouter un mot, un au revoir, mais déjà Steve était descendu et marchait vers sa passion, vers l’oubli de sa vie ratée.

L’Oranais rembraya, en sifflotant la marche de la 2e D.B.

VIII

Le téléphone grelotta dans la pièce. Jean Baez laissa tomber la main sur l’appareil mais ne décrocha pas. Les lourdes tentures étaient toujours tirées, pourtant le jour se devinait, clair et ensoleillé, par les interstices. La sonnerie, qui avait cessé, reprit, impérative. La main aux phalanges enflées se referma sur l’appareil. L’Oranais le souleva, le nicha contre son oreille.

— Allô ? laissa-t-il choir, sans ouvrir les yeux. Il était à plat ventre et nu, dans la pièce surchauffée. Dans la pénombre ses cheveux noirs tranchaient sur le blanc de l’oreiller.

— Allô ? fit-il encore.

À moitié endormi, il ne devait rien entendre de ce qu’on lui disait. Il répéta de nouveau :

— Allô ?

Puis dans un petit rire :

— Ah ! c’est toi, Betty ? Comment va, mon ange ? Hein ?

Il laissa parler, le menton dans l’oreiller, la bouche à demi étouffée par le tissu. Il souriait.

— Bien sûr, mon ange, dit-il au bout d’un long moment… Mais non je dors pas. Je pensais justement à toi… Comment ? Tu voudrais venir maintenant ?

Il regarda la forme qui occupait son lit, et bougeait dans un gémissement.

— Ah ! non, mon ange, pas maintenant ! Je suis obligé de m’habiller et de filer… Un rendez-vous important.

Il agita énergiquement sa main libre vers Louis Coppolano qui tentait de se dresser, poursuivit :

— Que dis-tu ? Que c’est pas important ? Que c’est encore un rendez-vous de fille ? Oh ! mon ange…

Il fit signe au père de Mike de ne pas bouger, acheva :

— Entendu mon ange, entendu, je t’appellerai. Et on ira manger à la cambrousse, chez Maya, tu sais, la fameuse restauratrice française de Hartsdale ? Allez, entendu mon ange. Au revoir.

Il raccrocha, sauta du lit dans une souple détente.

— Alors, pépère ? fit-il en passant un short. Comment on se sent ?

Et comme le vieux tentait encore de se dresser :

— Bougez pas surtout, restez tranquille. Je vais vous faire un bon jus.

Il alla aux fenêtres, fit coulisser les tentures : à flots le soleil s’engouffra dans la pièce.

— Drôle de bled que New York, commenta-t-il. Cette nuit il neigeait et ce matin voilà qu’il fait beau. Drôle de bled. Mais dans le fond c’est chouette tous ces changements de temps.

Il revint vers le père de Mike. Celui-ci s’était enfin adossé à l’oreiller et le fixait de ses yeux cernés, et enflés par les coups. Il ouvrit la bouche dans une grimace de douleur.

— Je m’excuse. Je sais pas comment vous dire merci.

— Eh bien, le dites pas, répliqua son hôte. Comment que vous vous sentez ? Bien roupillé ?

Le père de Mike acquiesça.

— Oui. Mais j’ai mal partout. Surtout quand je respire.

— Oh ! mon toubib va arranger ça, dit l’Oranais, allant vers un fauteuil où étaient jetés ses vêtements. Le principal est que vous n’ayez rien de cassé.

Il rapporta des journaux, les tendit.

— Tenez, cette nuit je vous ai acheté Variety et le Morning Telegram.

— Vous êtes trop gentil, fit le père de Mike.

— On voit bien que vous me connaissez pas, blagua l'Oranais qui se dirigeait vers la cuisine.

Louis Coppolano parcourut rapidement Variety. Ses yeux le brûlaient, et il y voyait mal. Pour le Morning, il se tourna un peu pour mieux présenter le journal à la clarté venant des fenêtres. Soudain une secousse l’agita, et, sous son pansement, sa poitrine se crispa. En première page, une photo venait d’accrocher son regard. Il l’observa avec plus d’attention, mais pas d’erreur : c’était bien celle de Hans le Norvégien, celui qui n’était pas venu apporter les paris. Il était allongé au bas d’un escalier donnant sur la rue. Penchée sur le côté gauche, sa tête reposait sur la deuxième marche. Du sang avait séché sur sa joue et sur sa chemise que son gros ventre soulevait. Sa cravate était de travers, un carnet de cuir dépassait de la poche supérieure de son veston gris à rayures, et son coude gauche était en appui sur la première marche. Il donnait l’impression de quelqu’un qui se repose, car sa bouche était entrouverte comme pendant le sommeil, et ses paupières étaient closes.