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Il prêta l’oreille à la réponse, renvoya :

— Entendu. À 9 heures ce soir au Berry. Au revoir. Et merci encore pour tout.

Un rire qu’il commençait à bien connaître résonnait dans l’appareil lorsqu’il le reposa. Il sortit, et c’est d’un pas ferme qu’il s’approcha de larges bahuts de couleur sombre, et d’une hauteur d’un mètre soixante environ. C’était là que se trouvaient les plans de fondations et des rues de New York. Après avoir parcouru des étiquettes, il se baissa devant l’un de ces bahuts, tira une poignée, amena à lui une sorte de tiroir de quinze centimètres de haut sur un mètre cinquante au carré. Il posa le tout sur le bahut, souleva quelques grandes feuilles numérotées, avant de s’arrêter à l’une d’elles. C’était, soigneusement reproduit, le sous-sol des blocks de la 46e et de la 47e Rue Ouest, situées entre la 5e et la 6e Avenue.

Le père de Mike se retourna, faussement machinal. À travers ses verres fumés, il inspecta la salle. Mais nul ne s’occupait de lui. Même pas Martin, qui mâchonnait son cigare, l’œil perdu au-delà des vitres où le soleil jouait encore. Et après tout, il avait le droit de consulter ces plans. Ça faisait partie de son job. Il sortit un crayon et une feuille, commença à reproduire le plan du block des diamantaires.

* * *

Le Berry s’enfonçait au 321 West, entre deux escaliers de la 51e Rue. Il était presque 9 heures du soir, et le restaurant s’animait. L’ambiance était française, mais la clientèle mélangée.

Derrière son bar, Jo, la taulière, une Bretonne coriace mais brave comme le pain blanc, surveillait les allées et venues des serveuses, et le coup de poignet de Jacques le barman qui avait le geste un peu large pour verser. Elle adorait l’Amérique où elle avait toujours vécu, et donnait ses ordres dans un charabia franco-breton-américain que les autres arrivaient quand même à comprendre.

Devant le bar, Pierre, son jules, un joyeux lascar né en Indre, tafiatait avec les clients. C’était lui le meilleur nettoyeur de godets du secteur. À croire qu’il avait le foie aussi costaud que les blindés du général Patton.

L’Oranais était accoudé non loin de lui, une Marlboro aux lèvres. Entre deux répliques avec Jacques, il restait pensif, mais toujours souriant, l’œil fixé sur la photo dédicacée de Marcel Cerdan. Langlois et Villemain, également en tenue de boxeurs, encadraient le grand champion. Tous trois ornaient le fond du bar, dominant les verres et les bouteilles d’apéros, qui par leurs étiquettes, leurs odeurs, obligeaient à penser au vieux pays.

Un peu de cendre tomba devant l’Oranais. Il n’y prit pas attention. Il contemplait toujours Marcel Cerdan qu’il avait tant admiré et rêvé d’imiter. Ce rêve avait sombré en Indochine avec la dysenterie amibienne et autres saloperies…

— Je te vois ce soir ? fit une voix près de lui.

Il détourna le regard. Raymonde, l’une des serveuses, posait un plateau sur le comptoir et lançait au barman sous l’œil faussement endormi de la Bretonne :

— Deux scotch pour le fond. Et un siphon.

La Bretonne reporta son attention ailleurs. Rapide, Raymonde cogna l’Oranais du coude.

— Alors, tu me réponds pas ? Je te vois ce soir ?…

— Impossible, mon ange dit-il. Je suis occupé. Mais demain, oui.

Il lui faisait ses yeux argentins et elle se sentit fondre. Elle supplia dans un souffle, surveillant la rusée taulière.

— Viens au moins m’embrasser dans le couloir ! Une fois.

Il prit son verre d’eau minérale, lâcha avant de boire :

— Je te rejoins.

Et, comme elle s’en allait avec sa commande, il la suivit d’un air détaché, accompagné d’un froncement de sourcils de la vieille Bretonne.

Partant du bar, un long couloir invisible du comptoir débouchait dans la salle de restaurant située au fond.

Raymonde y attendait l’Oranais, son plateau en équilibre sur le bras. Elle lui offrit sa bouche voracement, dit :

— Embrasse-moi. Vite. Vite. J’en ai si envie. Depuis le temps…

Il laissa choir son mégot, s’exécuta en l’aidant à maintenir son plateau. Pendant qu’il l’embrassait il fixait un plan du métro de Paris, accroché au mur de droite. Un vrai plan, grandeur nature, avec éclairage comme pour un Vlaminck de la grande époque.

En tablier blanc et robe noire, une collègue de Raymonde passa devant eux, et alerta, complice, sans ralentir :

— Magne-toi. Les clients réclament leurs verres.

Dans un regret, Raymonde écarta ses lèvres, dit :

— On se voit demain, hein ? Promis ?

Il lui frotta les seins, dont les bouts aussitôt durcirent sous la robe noire.

— Sûr, mon ange. Sûr. Tu sais bien que j’ai envie de toi.

— Promis, hein ?

Les yeux de la fille quémandaient et brillaient de sensualité.

— Promis, fit-il. Allez, calte, tes patrons vont gueuler. Je mange ici, je te reverrai tout à l’heure.

Elle s’enfuit, ondulant de la fesse, les jambes cambrées par les hauts talons. Il amorça un mouvement pour revenir au bar, quand son œil retomba sur le plan du métro. « NORD SUD » il y avait d’imprimé dans le coin du haut. Du regard, il parcourut les boulevards, la République, Voltaire, la Bastille puis redescendit, chercha la rue Saint-Paul, là où il avait poussé. Une bouffée de souvenirs le noya, fit reculer New York, l’Amérique, l’étranger, les coups durs. Son sourire se décrocha lentement. Ses poings se crispèrent au fond des poches de son costume bleu, croisé, de coupe française. Un pli marqua l’angle de ses lèvres.

Paris, Paname, sa ville aux lumières et aux misères, aux rupins et aux crève-la-faim, aux grandes avenues et aux ruelles sales. C’est là, dans ce Paris, qu’il avait vécu le plus longtemps. En fait, il était parigot. Juif oranais il n’avait en réalité qu’une attache, là où on l’avait torché, là où il avait grandi.

La collègue de Raymonde repassa devant lui, étonnée de le retrouver seul, adossé au mur gauche. Il ne la vit pas. Il ne voyait que le plan, que le mot Bastille, que son regard avait été rechercher malgré lui.

Il ferma les yeux, crut sentir l’odeur humide et chaude du métro, du parfum des filles, des petits restaurants, et des bars à pastis. Il se revoyait rue de Lappe, croyait encore entendre les airs de danse rejaillir des bals sur les pavés ronds et mouillés. Une vision lui revint d’une fille rousse, aux dents blanches, à la peau crémeuse qui valsait dans ses bras au Balajo. Elle semblait flamber de partout sous les lumières colorées que renvoyait la boule à facettes, tournoyant au plafond. Elle lui en avait fait voir. Mais ils s’étaient aimés. Pas longtemps. Mais aimés.

— T’es encore là ?

Il rouvrit les yeux, se secoua. Tout disparut, s’effaça. Le plan du métro n’était plus qu’un plan de métro.

Son plateau vide sous le bras, Raymonde elle aussi s’étonnait :

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Rien, dit-il, son sourire revenu. Je rêvais.

Elle jeta avidement :

— À moi ?

— Évidemment, mon ange, dit-il. À personne d’autre, voyons.

Elle voulut se suspendre à son cou, il la repoussa.

— Attention à la Bretonne. Sauve-toi mon ange. Je te reverrai tout à l’heure.

Elle s’enfuit, il revint vers le bar. Il allait reprendre son verre, quand la porte s’ouvrit sur Louis Coppolano. Il marcha au-devant de lui.

— Salut pépère ! Content de vous revoir.

— Je suis en peu en retard, s’excusa le vieux. Mais impossible de trouver un taxi.