Aussitôt la fourgonnette, une Dodge trapue, prit la place de la Ford que M’man avait amenée là à 7 heures du soir, juste à l’heure où le stationnement est permis.
Au bout de la rue M’man dut attendre aux feux rouges avant de franchir la 6e Avenue. Elle en profita pour jeter un regard sur la gauche, sur la sortie de métro de la 47e Rue. Sam y était. Elle distinguait à travers les barreaux, et presque à ras du trottoir, une tête coiffée d’une casquette de montagne. Mais il ne s’occupait pas d’elle. Resté en bas des marches, il surveillait la Dodge, prêt à intervenir. Et dans les poches alourdies de son Burberry, ses petites mains grasses devaient étreindre les crosses de ses deux P38. M’man s’était toujours demandé comment il arrivait à porter, et pourquoi il aimait tant des armes si lourdes ! Évidemment, elles étaient efficaces, mais tout de même…
Comme les feux passaient au vert, elle le chercha encore une fois des yeux, avant de démarrer. Un dixième de seconde, Sam suivit le départ de sa mère, puis reporta son attention sur la Dodge. Il était bien placé. Avec un temps pareil, personne ne s’étonnerait de voir un homme hésiter à quitter l’abri du métro. De toute façon, il pouvait faire semblant de monter ou de descendre, si des voyageurs se présentaient. Mais dans ce quartier, et à cette heure, il n’y avait pas grand risque. Et puis, ce ne serait pas long. Là-bas ça devait bouger. Et, effectivement, ça bougeait. Pour ne pas s’éloigner du volant, et rester invisible de la rue, Louis Coppolano s’était allongé sur la banquette et guettait les bruits. À l’intérieur, l’Oranais était à plat ventre, et son buste disparaissait par une grande ouverture découpée dans le plancher de la Dodge. De ses mains gantées, il s’activait à soulever une plaque d’égout en s’aidant d’une pince monseigneur, aux extrémités enveloppées de chatterton. Il opérait silencieusement, évitant de heurter la fonte. À ses côtés, Steve et Bob attendaient. Ce dernier avait une clef et des pinces universelles à manche caoutchouté à la main. Tous trois étaient gantés, vêtus de chandails épais, de canadiennes et chaussés de bottes de caoutchouc. Seul l’Oranais était nu-tête. Les autres étaient coiffés de passe-montagnes.
Un léger bruit résonna dans le lourd silence, suivi d’un frottement de métal contre le macadam. Tous retinrent leur souffle. Puis l’Oranais redressa le buste, se laissa rouler sur le côté.
— O.K. souffla-t-il.
Bob se laissa glisser par l’ouverture et tomba au fond du trou. Celui-ci était d’un mètre cinquante, à peine. Un tas de câbles et de fils, bien protégés par des bandes de toile forte et de chatterton, se rejoignaient en son milieu. Ils semblaient littéralement jaillir de terre, et leurs extrémités se perdaient sous trois boîtes de métal. En tâtonnant, Bob en repéra une, la deuxième en partant de la gauche, et se mit à dévisser les écrous du couvercle. Il travaillait vite, adroitement. Peu après le couvercle céda. Avant d’éclairer les fils qu’il cherchait, Bob se releva, promena son regard dans la rue. Rien. Il se rebaissa, et d’un bref éclat de la lampe aussitôt éteinte, il repéra les fils qui l’intéressaient. Allons, ils étaient bien disposés ainsi que son père le lui avait dit ! En moins de deux, il empoigna sa pince et les débrancha. À présent, les sonneries d’alarme du SAFE 38 étaient neutralisées. Quelques secondes plus tard, sa tête inexpressive réapparut dans l’ouverture du plancher. Puis son corps suivit, et Steve lui donna un coup de main pour remonter. À peine l’ouverture dégagée, l’Oranais repencha son buste, et se remit à jouer de la pince monseigneur. Ça ne traîna pas. Des frottements. Un bruit sec, un peu trop sec et la plaque avait retrouvé son logement. Sans prendre le temps de récupérer de son effort, l’Oranais se laissa bouler sur le côté et claqua des doigts. Steve, déjà posté à l’avant, gratta aussitôt à la cloison qui les séparait du conducteur. Au signal Louis Coppolano se remit au volant et alluma les lanternes. À leur vue, le petit Sam abandonna le refuge du métro. Remontant les quelques marches, il tourna l’angle de la 6e Avenue, se dirigea vers la 46e Rue.
Derrière lui, la Dodge s’ébranlait, coupait la 6e Avenue, allait jusqu’à la 7e puis s’en revenait par la 46e Rue. Au bout, sur la gauche, avant la 5e Avenue, le père de Mike repéra le petit Sam, en dépit des rideaux de pluie. Celui-ci était au-delà du milieu du block et s’arrêtait devant une Chevrolet Impala, celle de Jean Baez. Le fils de M’man l’ouvrit, y grimpa, démarra après avoir vérifié l’arrivée de la Dodge. La plaque d’égout sur laquelle la Chevrolet était garée depuis 7 heures du soir se trouva ainsi libérée. Pas pour longtemps. Déjà Louis Coppolano y rangeait la Dodge noire, dans une parfaite synchronisation de mouvements.
À l’intérieur, les mêmes gestes que dans la 47e Rue se répétaient. Aussi rapidement exécutés. Aussi efficacement. Mais cette fois, la plaque enlevée ne découvrit ni fils, ni câbles, mais une descente d’égout.
Steve, qui avait étudié les lieux trois jours avant avec l’Oranais, s’y engagea le premier. Il s’assit au bord de l’ouverture du plancher, se laissa glisser et, en tâtonnant, devina sous sa botte le premier crampon scellé dans le ciment. Il fit signe que tout allait bien, commença la descente. Autour de son passe-montagne était fixée, pas encore allumée, une lampe d’explorateur de sous-sol. À son cou pendait un masque à gaz, et sur le dos il portait un sac d’outils.
Plus il progressait vers le fond, plus il sentait monter à ses narines une odeur de moisi et d’excréments. Les crampons rouillés et humides sur lesquels se cispaient ses mains gantées étaient espacés de 0,50 m. Il en compta 8, comme l’indiquait le plan. Arrivé au dernier, il se pencha, éclaira le fond, découvrant un sol cimenté. Il acheva sa descente, se laissa tomber dans une sorte de cuve aux parois beaucoup plus larges que celles du haut. À ses pieds s’ouvrait une niche de 1,30 m de hauteur, sur autant de large. Tracée perpendiculairement aux buildings, elle s’enfonçait en pente douce vers le centre de la rue et recevait d’énormes conduits de vidange, en provenance des buildings.
Un peu de terre dégringola sur la tête de Steve qui releva le nez. L’Oranais descendait à son tour. Lui aussi avait une lampe autour du front et un masque à gaz autour du cou. À son épaule était suspendu un talkie-walkie[20]. Il avait à peine touché le sol, qu’un sac suspendu au bout d’une corde atterrit sur lui. Il décrocha le sac qui contenait des provisions, le passa à Steve pendant que la corde remontait. Puis dix bouteilles suivirent lentement. Cinq de propane, cinq à oxygène. Elles étaient d’une contenance de 2,5 m3, pesaient chacune 25 kgs, et mesuraient 0,70 m de long.
Les deux hommes empilaient le tout sans un mot. Là-haut, Bob agissait vite, aidé par le vieux. Lorsque tout le matériel fut descendu, il les rejoignit à son tour. Il était équipé comme eux, mais portait, en plus, une poêle à frire[21] en sautoir.
Sans plus attendre, Steve se courba, s’enfonça dans la niche, précédé par le puissant éclat de sa lampe ; les énormes conduits laissaient ce qu’il fallait de passage au milieu. L’Oranais suivit, une bouteille de propane sous le bras, et Bob chargé d’une bouteille à oxygène fermait la marche. À mesure de leur avance, l’infernale odeur les prenait à la gorge. Sept mètres plus loin, ils purent se redresser ; ils avaient atterri sous le centre de la rue, au bord des égouts proprement dits qui s’écoulaient à gauche et à droite. Tous trois portèrent le regard sur le liquide épais, limoneux, innommable, qui stagnait à leurs pieds. Dans une grimace écœurée, l’Oranais y cracha. Un violent sursaut agita le corps de Steve qui ferma les yeux. Un hoquet saisit Bob, qui courbé au-dessus de l’égout se mit à dégueuler.
21
Détecteur de mines baptisé ainsi à cause de sa forme. Il s’agit ici d’un appareil de format réduit.