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Il se tut subitement, son sourire décroché.

— … et un type de 50 ans, au cerveau fêlé à la suite d’un accident, acheva le vieux d’une voix ferme.

L’Oranais lui tapota le bras.

— Je voulais pas vous faire dire ça, pépère. Excusez-moi. Quant à vos 7000 thunes, là on va voir… je vais essayer. Dommage que vous tombiez dans une mauvaise passe. Des fois, j’ai du pognon plein les fouilles et je le fous en l’air. Mais en ce moment…

Son sourire lui revint.

— … je suis aussi raide qu’un ministre des Finances.

Il embraya.

— Où je vous dépose ?

— Non loin d’ici, dans un restaurant, répondit le vieux. Et même que si vous voulez dîner avec moi…

— Hélas non, pépère, regretta l’Oranais. Les autres m’attendent. Déjà qu’ils s’inquiétaient de me voir sortir cet après-midi… Mais un de ces soirs on cassera la graine ensemble. Promis.

Et se faufilant entre deux voitures, il fila vers Spring Street.

* * *

Ceux du Bowery attaquaient une autre nuit, une de plus, une qui les rapprocherait de la bonne, de la dernière, de celle où ils culbuteraient dans la mort, dans l’oubli de leurs existences perdues. Ils ne se pressaient pas de se trouver une tanière pour la nuit. Non. Ils étaient par groupes, adossés aux murs sales ou bien étalés sur les trottoirs qu’ils barraient de leurs loques, de leurs corps démolis par la gnôle.

Ils s’étalaient ainsi des deux côtés de l’Avenue, déchets écœurants, mais hommes libres dans le pays qui est peut-être le seul de la vraie liberté. Dans ce pays où un homme a le droit de circuler sans papiers d’identité et de rouler au ruisseau s’il le juge bon. Dans ce puissant et colossal pays où tout est à son échelle : ses misères et ses richesses, ses clochards et ses milliardaires, ses talents et ses gangsters, ses génies et ses ratés.

Jean Baez doubla les Bowery-Follies et prit aussitôt à droite. Peu après il sonnait chez M’man. C’est elle qui vint lui ouvrir.

— T’en as mis du temps.

Il sourit, de son sourire désarmant, blagua :

— Pourtant j’avais hâte de vous revoir !

Elle le débarrassa de l’imper qu’il portait, lui rendit son sourire.

— T’as des nerfs d’acier, hein ? Oser retourner chez toi dans l’après-midi pour te changer !

Il haussa les épaules.

— J’avais confiance dans le vieux. Steve est là ?

Elle se contenta de braquer son gros doigt sur la porte d’où parvenaient des bruits de voix. Il se rendit dans la grande pièce, chaude, bien meublée, accueillante où il avait passé la nuit sur un divan. Steve et Sam entouraient la table où traînaient des tasses et des journaux, dont l’un exhibait la photo du vieux. L'Oranais jeta devant eux ceux qu’il apportait.

— Je vois que vous êtes au parfum.

Steve le dévisagea.

— Toi aussi ? T’as réussi à les lire ?

— À peu près. Enfin j’ai quand même tout compris.

— T’as même compris que ton protégé était le père d’un poulet ?

C’était le petit Sam qui venait d’intervenir. Son regard mort ne quittait pas l’Oranais qui lui sourit.

— J’ai même compris ça. Et alors ? Qu’est-ce que j’y peux ? Qu’est-ce que ça y change ?

— Rien, s’il la boucle, fit M’man en se laissant choir dans un fauteuil. Mais est-ce qu’il va la boucler ? Tout est là.

— Peut-être qu’il vaudrait mieux le…

Et Steve ponctua sa phrase par un geste qui expédiait le vieux dans un monde qu’on dit meilleur et où personne ne veut aller.

— Vous êtes dingues, lâcha l’Oranais. Le vieux la fermera, j’en réponds. Jamais il s’allongera. Je viens de le voir et de lui parler. Vous cassez pas le bonnet à son sujet. Et puis n’oubliez pas qu’il est mouillé comme nous. Plus même. Car le père d’un flic, les juges lui fileraient le maxi s’il était emballé.

— T’as sûrement raison, admit M’man, piochant un chocolat dans une boîte au couvercle doré. S’il avait voulu nous balancer, il l’aurait fait ce matin au quart. Et quand t’as été chez toi tantôt, tu serais tombé sur un plat de perdreaux.

— C’est bien mon idée, répliqua l’Oranais en prenant place à la table. Il poursuivait, indiquant le tas de journaux :

— D’après ce que j’ai réussi à lire, ils expliquent pourquoi les sirènes ont gueulé, non ?

Steve attira l’un des journaux à lui.

— Et comment qu’ils l’expliquent ! Et en se foutant de notre gueule encore. Ils racontent que ces fumiers de chez Holmès avaient branché une génératrice de secours trois jours avant. Et que personne n’était au coup.

— Même pas les gardiens du SAFE ? s’étonna l’Oranais. Même pas le père de Bob ? Pourtant il est de chez Holmès, lui !

Steve haussa rageusement les épaules.

— Peut-être qu’il savait, oui. Mais il a oublié d’en parler à son fils. Et comme Bob forcément lui a rien demandé là-dessus…

— Et quand vous avez coupé le courant dans la rue, automatiquement la génératrice de secours s’est mise en marche, expliqua M’man.

— Ce qui fait que les signaux étaient rétablis, enchaîna Steve, abattant le poing sur le journal.

— Et qu’on s’est fait avoir comme des caves, conclut le petit Sam.

— Comme des mômes, renchérit Steve hargneux. Et lorsqu’on est arrivé à la plaque sensible on croyait que c’était gagné alors que…

Il froissa le journal, le tortilla, ajouta subitement songeur.

— … alors que tout était perdu. Je vois encore Bob se marrer en découvrant la plaque dans le béton et dire en la caressant : « On va te découper ma belle, et après à nous la belle vie : les filles, le soleil, les grosses bagnoles. »

D’un geste brusque Steve rejeta le journal au bout de la table.

— Et aussitôt qu’il a porté la flamme de chalumeau sur cette putain de plaque, ça s’est mis à gueuler en haut, mais à gueuler…

— À quoi bon remuer tout ça ? reprocha M’man de son fauteuil. Parlons plutôt de ce qu’on discutait avant l’arrivée de Jean.

Ce dernier lui décocha un coup d’œil tandis qu’elle poursuivait en repiochant dans la boîte aux chocolats.

— C’est-à-dire de la façon de venir à bout de ce SAFE.

L’Oranais sursauta en dépit de son sang-froid.

— Vous avez l’intention de remettre ça ? Après ce qui s’est passé ?

La grosse femme lui désigna Steve.

— C’est lui qui propose de recommencer.

L’Oranais fronça les sourcils, scruta Steve.

— Mais t’es marteau ! Après ce qu’on a fait cette nuit, le coffiot va être gardé comme jamais ! Et le béton renforcé ! Un môme de trois piges le dirait, ça ! T’es cinglé, on y arrivera pas. Autant aller trouver les flics tout de suite pour qu’ils nous foutent en cabane.

Steve leva lentement la main.

— Tu sais à quoi j’ai pensé ? À refaire ce qu’on voulait faire au début.

— Un braquage ? Mais…

Steve le calma d’un geste. Une lueur d’excitation faisait luire ses yeux de drogué.

— Oui, un braquage. Après tout, c’est peut-être toi qui avais raison. C’est peut-être la seule façon de réussir. Bien mis au point, ça peut dire oui.

Il serra les mâchoires, s’étreignit les mains, lança entre ses dents :

— Et ça doit réussir. Il le faut. J’ai besoin que ça réussisse. Sam est d’accord. Pas vrai, Sam ?

Le petit tueur posa sur l’Oranais son regard sans vie.

— Je suis d’accord. Je veux être rupin. Je veux que M’man et moi on soient rupins.