En même pas une minute son cadet fit s’engouffrer les gardes et les autres dans le fond du SAFE et referma la lourde porte sur eux, sans écouter leurs gémissements et leurs supplications, ainsi que leurs « On va mourir étouffés ! » Seuls les deux gardes ne se plaignirent pas. Ils savaient, eux. Car à peine le truand à masque de Groucho Marx eut-il donné un coup de volant sur la porte ronde, qu’instantanément les sirènes d’alarme se déclenchèrent. Il était 7 heures moins une.
Or, le SAFE devait boucler à 7 heures. À 7 heures tapant. Pile. Si on ne respectait pas cet horaire, tout se mettait automatiquement en branle et alertait, chez eux, flics et « privés » de Holmès, sans compter les signaux d’alarme. Et ceux-ci libérés y allaient joyeusement. Ça fusait de partout : sonneries grêles, hurlements lugubres, sirènes prolongées.
À la seconde l’équipe se rua, armes au poing, dans le petit escalier donnant sur le hall. Débarrassé de son masque, Hector, plus vif que les autres, déboucha le premier dans la rue où ululaient les sirènes. Un passant voulut l’arrêter.
— Qu’est-ce qu’il y a, monsieur l’agent ?
L’aîné des Canadiens l’envoya dinguer dans la neige d’un coup de coude et sauta au volant de la Plymouth. Il mit le contact, jeta deux brefs appels de phares, actionna l’essuie-glace pour dégager le pare-brise de la neige qui le bouchait.
Déjà au loin, des sirènes de flics, reconnaissables à leurs notes aiguës, se mélangeaient à celles alertant la 47e Rue.
En courant la foule convergea vers le 38, imitée par le long maigre et son collègue, qui se trouvaient vers la 5e Avenue.
La Plymouth commença à être cernée et ni Steve, ni l’Oranais, ni Honoré qui les couvrait du côté du SAFE n’était encore là. Alors le petit tueur entra en action. Il souleva le couvercle de la mallette fixée sur la poussette, en sortit une mèche, alluma celle-ci, s’écarta rapidement. Il n’avait pas fait trois pas vers la Plymouth que des lueurs multicolores jaillirent de la mallette. Puis des éclatements secs suivirent et une gerbe de feu s’éleva vers le ciel, et ce fut l’enchantement d’un feu de bengale.
— Oh ! cria-t-on dans la foule.
— Vise le feu d’artifice ! lança une voix joyeuse, vite étouffée par le bruit des sirènes.
Toutes les têtes se tournèrent vers le spectacle offert. Tous admiraient les façades de verre des buildings brusquement illuminées par les couleurs de l’arc-en-ciel. Sam en profita pour bondir vers la Plymouth. Il l’atteignit juste comme ses équipiers s’y engouffraient à leur tour. Sans attendre qu’ils aient refermé les portières, Hector démarra brutalement, en klaxonnant pour faire s’écarter les curieux qui ne comprenaient pas encore ce qu’il se passait. L’un d’eux, trop lent à se garer, fut fauché par l’aile droite de la Plymouth, et se retrouva dans la neige. Des gens lancèrent des insultes, d’autres crièrent, d’autres agitèrent des bras menaçants, pendant que le feu de bengale les éclairait de ses magnifiques couleurs. Faisant écho à celles du 38, les sirènes lointaines se rapprochèrent dangereusement. Toutes semblaient se diriger vers ce coin de la 47e Rue.
L’aîné des Canadiens évita d’un revers un taxi qui se rabattait, et faisant lui aussi hurler sa sirène, il fonça vers la 6e Avenue, dont les feux par miracle se mettaient au vert.
Derrière, à l’autre extrémité de la rue, deux clignotants rouges jaillis de la nuit floconneuse apparurent, et deux Plymouth se ruèrent vers le 38 dans le mugissement de leurs sirènes.
Au coin de la 6e Avenue, le plus jeune des Laventure guettait l’arrivée de la fausse Plymouth. Quand elle ne fut plus qu’à deux mètres des feux de croisement, il abaissa le bras, et sans attendre, il fonça vers une voiture rangée derrière une camionnette où était attelée une remorque à deux roues.
Aussitôt, Louis Coppolano qui attendait au volant de cette camionnette, appuya sur l’accélérateur. Tout juste s’il ne heurta pas l’arrière de la fausse Plymouth, tellement il avait été rapide pour amener camionnette et remorque en travers de la 47e Rue, qui se trouva bouchée en un éclair.
À présent remorque et camionnette sur les flancs de laquelle se lisait : « Edison C° » bloquaient le chemin aux poursuivants éventuels, provenant de la 47e Rue Ouest.
Un taxi, qui arrivait au même moment, freina trop tard, et dans un bruit de ferraille défonça le côté de la camionnette. Derrière, des klaxons puissants mêlèrent leur rage aux sirènes des flics, et à celles du 38. Au-dessus de ce vacarme infernal, les dernières lueurs du feu d’artifice s’éteignirent, dans des milliers d’étincelles rouge et or.
Ainsi que convenu, Hubert qui devait recueillir le vieux avait déjà dépassé la camionnette et après avoir freiné brutalement, attendait portière ouverte, prêt à refoncer. Le tout n’avait pas pris trois secondes. D’une semelle impatiente il caressa l’accélérateur de la Buick qu’il avait volée une heure avant. Mais que faisait donc le vieux ? Mains crispées sur le volant, il se retourna, l’aperçut qui descendait enfin de la camionnette. Un juron jaillit des lèvres du jeune Canadien. Au lieu de venir sur lui, le vieux passait derrière la Buick, continuait tout droit, comme sans voir personne. Le Canadien jura encore :
— Merde. Mais où il va ? Il est dingue !
Lui ne pouvait pas savoir. Sous le choc nerveux, l’émotion, le père de Mike venait de perdre les pédales. Indifférent à tous, il traversait la 6e Avenue, sous l’œil des automobilistes bloqués par les feux rouges. Et déganté il se frictionnait les mains, avançant lentement sous la neige en direction de la 47e Rue, mais du côté où leur Plymouth venait juste de disparaître. Heureusement pour lui, l’Oranais et Sam qui guettaient par la glace arrière le déroulement des opérations, l’aperçurent.
— Stop ! cria l’Oranais qui, lui, avait compris, et ajoutait rageur : Je l’avais bien dit de pas employer le vieux pour ce boulot ! Je savais bien qu’il craquerait !
Par réflexe, Hector avait freiné.
— En arrière ! lui jeta l’Oranais assis entre Steve et Sam.
— Mais vous êtes cinglés ! se rebella l’aîné des Laventure.
— Qu’est-ce qui te prend ? s’inquiéta Honoré, assis à l’avant à côté de son frère.
— Stève ! lança l’Oranais. C’est le vieux. Il déconne.
Steve n’avait pas besoin de dessin. Il avait vu, lui aussi. Et il était solidaire de l’Oranais.
Et du vieux. Sa main armée décrivit un demi-cercle par-dessus le dossier. Sa voix tomba sèchement durant que le canon de son 45 cognait la nuque d’Hector.
— Recule.
Honoré amorça un mouvement. Un P38 lui heurta les omoplates.
— Du calme, conseilla la voix froide du petit Sam.
Dans un grincement de vitesses et des éclaboussures de neige, la Plymouth fit un brusque saut en arrière. L’Oranais se débarrassa de son chapeau rond, de ses lunettes, descendit en vol, cria :
— Sam ! Couvre-moi.
Et il bondit vers le vieux qui ne le reconnaissait pas.
— Fissa, viejo ! hurla-t-il. Fissa ! Restez pas là.
Au même instant une balle, puis une autre sifflèrent au-dessus de leurs têtes. Sam sauta au sol à son tour et l’un des P38 aboya. Le long maigre qui venait d’ouvrir le feu à travers la 6e Avenue se jeta sur le côté en tirant de nouveau avant de se mettre à l’abri. La balle souleva une fine gerbe de neige aux pieds du vieux.
— Faites gaffe, pépère ! cria encore l’Oranais.
Mais à quoi bon discuter ? Il cogna. Durement.
Un sourire désolé retroussait ses lèvres sensuelles. Le vieux tomba nez en avant, l’esprit ailleurs, bras ballants, et son feutre roula dans la neige. Il n’avait pas même vu venir le coup. L’Oranais le rattrapa sur son épaule, rafla le chapeau et se rua vers la Plymouth, où il le fourra aidé par Steve.