Derrière eux, le long maigre s’enhardit. Il entendait les cris d’encouragement de ses collègues qui, descendus de leurs voitures bloquées par la camionnette, arrivaient à la rescousse. Il refit un bond en sens inverse, revint dans la ligne de tir, releva son calibre ; les lumières du croisement l’éclairaient en plein. Sam en profita. Un P38 tonna dans la rue. Le long maigre chancela mais n’abaissa pas le bras. Deux éclairs orangés jaillirent de sa main et l’Oranais, qui se redressait après avoir fourré le vieux dans l’auto, eut un brusque sursaut, comme si on venait de le poignarder dans le dos. Il chercha à s’agripper à la Plymouth mais bascula dans la neige et son front heurta la roue arrière.
— Jean ! cria Steve, quittant d’un bond l’abri de l’auto. Jean !
— Fais vite ! lui jeta Honoré, faisant voler la glace arrière d’un coup de crosse. Les flics arrivent.
Il disait vrai. Contournant la camionnette, ceux-ci se ruaient au secours de leur camarade qui titubait. Jambes écartées, bien d’aplomb, le petit Sam balança la sauce. À travers la glace cassée, Honoré l’imita. Les pieds-plats s’éparpillèrent et foncèrent à l’abri des bagnoles. Au centre du croisement le corps du long maigre mettait à présent une note sombre sous la neige qui tombait plus fort.
D’autres pruneaux sifflèrent. Des mitraillettes crépitèrent. Un couple s’élança sous un auvent. Derrière une devanture de jouets, une grosse femme cria. Soudain les sirènes du 38 cessèrent de hurler, un silence de mort s’abattit sur les lieux.
— Jean, murmurait Steve agenouillé près de son équipier.
Celui-ci releva la tête. Du sang lui coulait de la bouche et allait se perdre dans la fausse barbe noire.
— Jean, répéta Steve, essayant de le soulever.
L’Oranais chercha à le repousser, hoqueta :
— … suis rôti… barre…
Steve le prit sous les aisselles. Un flic se montra une seconde à l’angle de la rue, et en miaulant une balle s’enfonça dans la carrosserie de la Plymouth, ratant Steve d’un rien. Sam retourna son bras gauche et le P38 dansa dans sa petite main. Mais le flic avait déjà disparu, et la dragée ne fit voler qu’un éclat de pierre.
Dans un effort Steve amena son copain près de la portière ouverte, mais celui-ci dans un dernier sursaut lui échappa et retomba à terre.
— Jean, supplia Steve. Laisse-toi faire. On va te sortir de là.
L’Oranais lui montra son regard noir qui se voilait, parvint à lâcher dans une grimace de douleur :
— … barrez-vous… bar…
Puis ses yeux se fermèrent. Il hoqueta entre ses dents serrées.
— … rue Saint-Paul… Paris… ma… ma mère… Hernandez ma… ma… ma part…
Un flot de sang lui jaillit de la bouche. Il crispa sa main droite sur le poignet de son équipier, dit encore dans un souffle, sa pensée envolée vers de vieux souvenirs ;
— … deuxième commando…
Puis dans une sorte de sourire taquin :
— Oui mon ange, oui…
Et brusquement son corps s’arqua dans un geste violent, avant de s’immobiliser doucement.
— Sam ! cria Steve, lâchant son copain qui vivait toujours car il respirait comme si on lui serrait les poumons dans un étau.
Le petit tueur recula vers la portière. Mais voyant que quelques pieds-plats s’enhardissaient il les arrosa de nouveau épaulé par Honoré qui veillait au grain.
Steve, lui, sauta dans la bagnole. Sam qui ne quittait pas les poulets de l’œil se préparait à l’imiter, quand Steve lui désigna l’Oranais dont le souffle d’agonie se précipitait.
— O.K. fit le petit Sam.
Il avait pigé. Il ne fallait pas que leur équipier souffre plus longtemps. Il ne fallait surtout pas que les flics et les toubibs réussissent à entendre ce qu’il pourrait débloquer dans ses dernières minutes.
Un P38 claqua. L’Oranais eut un sursaut. Le dernier, Sam bondit dans la voiture, et boula sur le corps du père de Mike. Steve n’avait pas refermé la portière derrière Sam que Hector lançait la Plymouth à fond, tandis que derrière les flics se ruaient à nouveau.
Une nuée de balles salua la fuite de la grosse voiture.
Au volant de cette dernière l’aîné des Canadiens pas un instant n’avait perdu le nord. Il drivait vite et bien, sans s’affoler des sirènes qui au loin avaient repris leurs hurlements stridents ; sûrement que d’autres voitures, alertées, se lançaient à la recherche du gibier.
Quelques minutes plus tard, Hector déboucha dans la 51e Rue, non loin de la 2e Avenue et s’immobilisa derrière une voiture arrêtée dans l’ombre. Tous descendirent sans un mot. Tous avaient repris une allure un peu plus civile et laissé dans la Plymouth, vestes d’uniforme, matraques, casquettes, houppelandes et chapeaux de rabbin.
Honoré et Hector portaient les sacs aux diams et Steve soutenait le vieux qui venait seulement de récupérer.
Tous montèrent dans la voiture qui les attendait et M’man embraya.
Elle ne posa pas de questions, ne demanda pas où était l’Oranais. Tout viendrait en son temps.
Elle fonça dans la nuit neigeuse.
XVIII
La présentateur de la 4e chaîne interrompit son programme. Il lut la feuille qu’on venait de lui passer, releva le front, énonça d’une voix neutre :
« On nous communique à l’instant que notre ville vient d’être le témoin du plus audacieux hold-up de l’histoire des États-Unis. Il s’est déroulé dans la 47e Rue Ouest, là où se trouve le fameux quartier des diamantaires, là où justement il y a peu de temps une équipe, la même pense-t-on, a tenté d’arriver jusqu’au SAFE du 38. Mais cette fois les gangsters ont réussi. Le vol serait considérable. L’agent O’Brien figure bien connue de la 47e Rue, est grièvement blessé. L’un des gangsters a trouvé la mort. Aucun indice ne permet de l’identifier pour l’instant. À notre édition de 21 heures nous pensons être en mesure de vous fournir d’autres détails sur cette extraordinaire affaire. »
M’man coupa le contact, se tourna vers la table :
— Ils n’ont pas perdu de temps.
Honoré et Steve qui étaient assis autour de la table approuvèrent d’un signe. Tous deux avaient retrouvé leurs habits que M’man avait ramenés de la remise de Brooklyn aussitôt après leur départ pour le vol. Les deux sacs qu’ils avaient apportés étaient calés à leurs pieds. Celui de Steve était énorme, gonflé à craquer.
M’man puisa dans une boîte de chocolats, soupira :
— Dommage pour l’Oranais.
Louis Coppolano qui, assis dans un fauteuil, tête dans ses mains, n’avait encore rien dit, lâcha enfin :
— C’est de ma faute s’il est mort.
— Ça, on peut dire qu’il vous a sauvé la mise, constata Sam qui sortait de sa chambre où il venait de se changer. Car sans lui…
— C’est juste, acquiesça Steve, vers le vieux. Mais pour sa mort, c’est la faute à personne. C’est le destin. Pas vrai M’man ?
La grosse femme, qui avait la bouche pleine, eut un geste approbateur, puis regarda vers le téléphone qui sonnait. Sam décrocha, écouta, montra l’appareil à sa mère :
— Ted.
Elle vint s’emparer de l’engin, et après avoir avalé sa bouchée, s’étonna :
— Déjà, Ted ? Il n’est pas encore 9 heures !