Elle prêta l’oreille, fronça les sourcils avant de reprendre :
— Ah ! Vous venez d’entendre la télé ! Tout le monde dans New York ne parle que de ça ! Vous nous félicitez ?
M’man eut un mince sourire.
— Mais vous ignorez si c’est nous qui… et moi aussi j’ignore. Mais passez quand même… disons dans une heure. Ça vous va, Ted ? Alors à tout à l’heure.
Elle reposa l’écouteur. À cet instant on sonna en bas. Sam alla appuyer sur les boutons, prêta l’oreille dans le parlophone. Peu après Hector entra dans la pièce.
Pour éviter une irruption trop nombreuse chez elle, M’man avait préféré fractionner les arrivées. Il ne manquait plus qu’Hubert, et tous seraient réunis. Hector était nu-tête, en chandail et en pantalon de flic. De la neige le recouvrait.
Sam lui désigna sa chambre.
— Tes fringues, ta montre, ton passeport, ton portefeuille, tout est là.
Hector remercia de la main, et alla s’enfermer. Il n’était pas ressorti qu’Hubert sonnait à son tour. Ses premiers mots furent pour le vieux.
— Qu’est-ce qui vous a pris ? J’ai failli me faire poisser à vous attendre !
Son ton était hargneux, Honoré se tourna vers lui :
— On t’expliquera plus tard. Leur équipier l’Oranais est mort.
— Ah ! c’est donc ça tous ces coups de flingue que j’ai entendus en fuyant ! remarqua Hubert qui se débarrassait de sa canadienne.
Puis soudain inquiet, d’un cri qui venait du cœur :
— Et Hector ?
— Là, rassura son frère, indiquant la chambre du petit Sam.
Le jeune Laventure poussa un long soupir. Allons, son aîné était là, tant mieux. Lui s’en foutait de l’Oranais. C’était pas son ami. Un inconnu sans plus. Et dans la vie, on ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs. Le principal était que ce soit pas un Laventure qui serve d’œuf. Le reste…
Il regarda le petit Sam.
— Mes fafs ?
Ce dernier lui désigna la chambre.
— Avec ceux de ton frère. Ta montre. Tes cigarettes. Tout.
Après un regard de curiosité sur le père de Mike, Hubert alla rejoindre son aîné. Sur le parquet, ses mi-bottes avaient laissé des traces humides. Le petit Sam hocha une tête chagrine. Lui et M’man aimaient le calme et la propreté.
— On fera le ménage demain, le tranquillisa sa mère qui ajouta pour les autres : À présent, je crois qu’on peut ouvrir les sacs.
Honoré et Steve que ça démangeait s’exécutèrent sur-le-champ. Ils se levèrent, renversèrent les sacs sur la table. Aussitôt un tas de billets de banque, de lourds portefeuilles avec leurs chaînettes, des papiers d’affaires, des carnets d’adresses, des sachets de cuir, de toile, de peau etc., s’empilèrent, glissèrent, roulèrent en tous sens.
— Allez-y mollo, les enfants, avertit M’man, montrant de son gros index des diamants qui, crevant les papiers qui les enveloppaient, cascadaient jusqu’au sol.
En hâte et adroitement, Sam les récupéra, et Hector qui venait d’apparaître avec son jeune frère, poussa un sifflement admiratif devant l’amoncellement de la table.
— Oh ! mon hostie[27] ! Quelle fortune !
— Oh ! mon tabernacle ! s’extasia Hubert, assommé par la vue des rubis et des perles que Steve venait de faire glisser d’un portefeuille usagé. Quand on pense qu’on a dit oui pour un forfait de 500 000 dois, alors que là, y en a peut-être pour…
Son aîné le ramena à la réalité d’un coup de coude.
— Ta gueule, tu pleureras demain. Ce qui est convenu est convenu. Et 500 000 thunes c’est du gros pognon. Et remercions M’man de nous avoir mis dans ce coup.
Cette dernière lui sourit, et lui montra la table.
— Si vous nous aidiez à ranger et à compter le liquide…
Tous se mirent au boulot. Sauf le vieux qui les contemplait, comme sans les voir.
Une fois vidés, les portefeuilles allaient rejoindre dans les sacs de toile les papiers et les carnets inutiles. Et sous la lumière, les diams, les perlouzes, les colliers, les bagouzes de prix, les rubis, les topazes, les diadèmes, les bracelets, tout ce qui se fabrique en orfèvrerie, en joaillerie, en bijouterie, étincelait en milliers et milliers de feux, en milliers et milliers d’éclats fascinants, dans le logis de M’man du Bowery.
Les yeux des hommes luisaient, leurs gorges étaient sèches, leurs mains tremblaient en maniant les joyaux.
Steve et Hubert, eux, s’occupaient des billets. Et il y en avait ! Les deux hommes comptaient les dollars, les liaient par paquets de mille et de dix mille, puis les empilaient en bout de table.
Quand les bijoux furent rangés par catégorie, les billets comptés, M’man alluma un de ses longs cigarillos et jeta :
— Combien ?
Steve, releva le nez du carnet où il crayonnait :
— 792 000.
M’man fixa l’aîné des Laventure.
— Avec les 300 000 qu’on nous apporte tout à l’heure, ça fait plus d’un million de dois en liquide. Donc je vais pouvoir vous payer cash toi et tes frères. D’accord Steve ?
Celui-ci inclina le front. M’man reprit à l’intention des Canadiens :
— Je suis contente d’avoir fait appel à vous, les gars.
Hector la remercia d’un sourire.
— Nous aussi, M’man, on est contents d’avoir turbiné pour vous. Et puisque vous pouvez nous payez cash, tant mieux. Mais s’il l’avait fallu, on aurait patienté. On a confiance en vous, M’man.
Les deux autres Laventure approuvèrent de la tête.
M’man, d’un œil expert, soupesa les énormes tas de pierreries, d’or, de platine, et remarqua pour Steve :
— Y aurait là pour 15 ou 20 millions de dois que ça m’étonnerait pas.
— Qu’est-ce que ça aurait été si on avait pu ouvrir tous les coffrets, regretta Steve.
M’man poursuivit, comme si elle n’avait rien entendu :
— Même avec la perte de 60 % que ça va nous coûter au fourgue, il va bien nous rester dans les 8 millions de thunes. Aussi comme les Canadiens et le vieux sont au forfait, et qu’il n’y a plus que toi, Sam et moi dans le coup, je voudrais vous faire une proposition à tous les deux, et voir si vous êtes d’accord.
— Faites-la toujours, dit Steve.
— Avec toi je suis toujours d’accord M’man, déclara le petit Sam qui essayait une bague enrichie d’un diamant à son petit doigt.
— Eh bien, reprit M’man, j’aimerais qu’on fasse une fleur de 200 000 thunes aux Canadiens. Une sorte de prime, quoi. Et autant au vieux qui s’est mouillé deux fois avec nous.
Steve fixa les liasses de dollars alignées devant lui, puis contempla Sam.
— Sam ?
Le petit tueur cessa de faire miroiter le diamant sous la lumière.
— Pour moi, M’man a déjà décidé.
— Alors c’est d’accord aussi, lâcha Steve. Faites comme vous proposez M’man.
L’aîné des Laventure tapota amicalement l’épaule de la grosse femme.
— Merci, M’man. Je savais que vous étiez régule, mais là, c’est champion. Merci pour nous tous.
Les frères donnèrent leur approbation en silence. Louis Coppolano lança à son tour :
— Merci aussi M’man. Merci beaucoup. Mais… je m’excuse…
Il toussota, hésita, enchaîna :
— … pour Jean… pour sa famille… vous me répondrez que ça me regarde pas mais… l’argent qui lui revient…
La grosse femme leva une main compréhensive.
— Vous excusez pas. J’y ai pensé aussi. Et je voulais t’en causer, Steve.
Ce dernier haussa les épaules.
— Qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse ? On sait même pas s’il en a vraiment une de famille !
27
Dans ces expressions très en usage dans les bas-fonds de Montréal, il ne faut voir aucune insulte à la religion catholique. Au contraire. Nourris par un passé religieux très puissant, les Canadiens de là-bas lui rendent une sorte d’hommage même dans les rixes. J’ai remarqué qu’avant de se battre, ils invitaient leurs adversaires en leur lançant : « Viens mon hostie, viens mon tabernacle. Je vais t’essayer. »