Le Grec sortit à son tour, remonta la 51e Rue ainsi qu’on le lui avait ordonné. Sans lâcher le bras de sa « fiancée », aussitôt George lui emboîta le pas. Dans sa poche droite, son index ne quittait pas la détente du 38 spécial police tout neuf.
Steve, lui, descendait la 7e Avenue à la recherche d’un bar. Lorsqu’il en aperçut un, il s’y précipita. Dans leur camionnette qui le suivait, les spécialistes en stups n’avaient pas besoin de dessin. Ils savaient. Ils savaient que l’homme devait courir s’enfermer dans les lavabos pour prendre sa ration de drogue. Comme ils savaient à présent qu’ils le tenaient, et qu’il parlerait s’il faisait vraiment partie de la bande ayant dévalisé le SAFE. Pour ça ils n’avaient qu’à le priver de son poison et… car lorsqu’un camé souffre du manque… sa mère qu’il vendrait. Du tout cuit.
Chester stoppa non loin du bar.
Peu après ils virent le type ressortir et se diriger vers une station de taxis.
— Fais gaffe, Chester ! alerta Mike par les trous aménagés dans la cloison qui les séparait de lui.
Mais leur compagnon lui aussi avait vu. Il commença à embrayer, s’immobilisa soudain. Au lieu de prendre un bahut, leur type avisant une kermesse où on distillait de la musique, changeait de direction et s’y engouffrait.
— Attendons, soupira Mike.
— Tant pis pour la dinde, renvoya Tom en se marrant.
— Vous n’allez retrouver que les os, blagua Chester qui avait entendu.
Il avait lâché la blague entre ses dents, pour éviter que les passants ne puissent s’étonner de le voir parler seul.
Puis tous trois ne quittèrent plus de l’œil une silhouette en chapeau tyrolien qui, derrière les vitres, venait de se coller des écouteurs aux oreilles.
— Je n’ai fini qu’à 2 heures cet après-midi, expliquait Ted dans le téléphone. Quel boulot ! Mais le résultat est sensationnel. On peut traiter sur la base de 19. M’man est d’accord, et n’exige pas de contre-expertise. Elle a confiance en moi… N’est-ce pas M’man ?
Sans lâcher l’appareil, il dirigeait sur la grosse femme un œil interrogateur. Celle-ci lui expédia un signe rassurant. Le vieux fourgue reprit dans l’ébonite :
— Alors réunissez la somme pour demain 11 heures si possible. Autrement dit 40 % de 19, sept millions six cent mille thunes. On traitera aussitôt. Avertissez le groupe. À demain.
Il raccrocha, se frotta les paumes en revenant se poster devant une valise ouverte, où s’entassait le butin du SAFE.
— Tout est réglé, M’man, dit-il. On traitera demain. En attendant, veillez bien là-dessus. N’ouvrez pas à n’importe qui.
Il souriait. M’man lui rendit son sourire.
— Vous bilez pas. On attend deux amis à 5 heures, c’est-à-dire dans un quart d’heure, mais sinon méfiance. D’ailleurs Sam est là. Il quittera pas la valise de l’œil.
Elle montrait son garçon qui, assis dans un fauteuil se tordait de rire devant le poste de télé, où le Ringling-Circus transmettait son programme en direct.
Le vieux fourgue alla récupérer son manteau sur le lit-divan où il avait passé la nuit.
— Eh bien, c’est parfait, M’man. Il ne me reste plus qu’à me sauver. Et merci pour votre hospitalité. J’ai, ma foi, très bien dormi. Sauf que j’ai peut-être un peu trop rêvé de diamants.
— Je voudrais bien faire ce genre de rêve toutes les nuits, plaisanta la grosse femme, le précédant vers la porte. Il y en a de plus sales.
— Ma foi… rigola Ted en lui serrant la main.
Il regarda vers le fauteuil où se trémoussait le petit tueur.
— Vous lui direz au revoir pour moi. Inutile de le déranger.
— Entendu, fit M’man. Allez, à demain, Ted. Et changez pas de rêve.
— Ça risque pas, renvoya-t-il en sortant.
Elle écouta décroître le bruit de ses pas et referma. Revenant dans la pièce, elle rafla sur la table une boîte de chocolats, alla s’asseoir dans le fauteuil voisin de celui de son fils.
Lorsque plus tard la sonnerie de la rue retentit, M’man vérifia l’heure. Il était 5 heures juste. Elle se leva en maugréant, car la sonnerie l’avait tirée d’une douce somnolence. Pris par l’apparition sur l’écran d’un couple de clowns célèbres, Sam n’avait même pas bronché. M’man se dirigea vers les boutons commandant l’entrée, et au passage, elle remit la boîte de chocolats sur la table.
Elle appuya sur le bouton déclenchant l’ouverture de la rue, attendit, puis appuya sur celui du parlophone, lança dans l’acoustique :
— Qui ?
— Louis, renvoya une voix.
— O.K. fit M’man, libérant le bouton.
Cinq secondes après, on heurtait la porte. Elle alla ouvrir, lança joyeusement :
— Vous êtes à l’heure, pépère !
Puis elle cria, un cri qui venait des tripes :
— Sam ! Sam !
Et elle voulut refermer sur l’homme en bleu, qu’épaulait un homme en gris, à gueule de boxeur. Mais ils la repoussèrent sauvagement, et s’engouffrèrent, flingues aux poings.
Au cri de sa mère, le petit Sam avait réagi. En un éclair il avait compris, et se ruait vers la desserte sur laquelle étaient ses P38. Un ordre brutal le stoppa dans son élan.
— Bouge pas !
Il se retourna. L’homme en bleu était déjà au centre de la pièce. Son homme de barre, adossé à la porte, un colt à la hanche, bouchait la sortie. M’man se précipita vers son fils, et s’interposant entre lui et l’homme en bleu elle hurla, méprisant le danger.
— Fonce, Sam ! Fonce !
Le petit Sam se ressaisit. Il plongea sur ses calibres en songeant : « Peut-être que l’autre n’oserait pas tuer, ou qu’il hésiterait une seconde. » Mais l’autre n’hésita pas. Il tira. Et vite. M’man qui le guettait se jeta littéralement au-devant du coup de feu. L’impact du lourd 45 la fit tournoyer et elle porta une main à son épaule d’où le sang se mettait à pisser. L’homme en bleu l’oublia aussitôt. Faisant dévier son poignet armé, il chercha Sam, mais le trouva un dixième de seconde trop tard. Dans le même mouvement, le petit tueur avait raflé ses flingues et pivoté du buste. Les deux P38 aboyèrent en même temps dans ses petites mains grasses. Le coup droit cueillit Johnny Vaccario en plein front, juste sous son Borsalino bleu, qui roula sous la table. Le truand s’écroula sur les genoux avant de basculer en arrière, jambes repliées sous lui.
Bien dirigée, la deuxième bastos avait fait sauter un éclat de bois à quelques centimètres du type en gris. À son tour, celui-ci balança la sauce. À cadence accélérée. Le petit Sam dégusta en plein bide. Mais il ne dégringola pas. Ayant enregistré que sa mère tombait, il se rua sur le type, dents bloquées, index crispés sur les fameux pistolets des paras allemands. Malheureusement, emporté par son élan, il buta dans le corps de Johnny, et s’affala en avant, après avoir encore fait quelques pas. Déviées, ses balles s’enfoncèrent dans le parquet, à un mètre du type en gris. Protégé par miracle, ce dernier abaissa son poing sur le petit Sam, et tira de nouveau. Avec rage. Avec peur. Sam eut deux, trois sursauts violents, puis se raidit. Ses mains s’entrouvrirent, les P38 trop lourds pour elles glissèrent doucement sur le parquet.