— T’entends ça, le gros ? C’est pas la plus belle, ça ? Ce poulet est le fils du vieux… La meilleure, je te dis.
Il toussota, poussa un léger cri, et une mousse d’un blanc verdâtre souilla ses lèvres. Puis il ricana de nouveau, un ricanement qui faisait mal et apeurait le gros contre son mur.
— Ainsi, c’est lui Mike Coppolano… la terreur des dopés ah… ah… ah ! laisse-moi me marrer… la terreur… l’honnête poulet… l’incorruptible…
Au-dehors, les sirènes mugirent très près, lui coupant la parole. Tom qui commençait à pâlir se montra sur le seuil du boudoir de la femme à Johnny. Les sirènes se turent.
Après un sourd gémissement, le moribond reprit, hargneux, en direction de Mike, comme s’il mettait ses dernières forces dans sa haine des flics.
— Demande donc à ton vieux combien il a touché pour mettre à l’air le SAFE du 38 ? Vas-y, l’honnête homme ! demande-lui. Et demande-lui aussi…
Ses mains rouges de sang, se crispèrent sur son ventre. Il se mordit les lèvres. Sauvagement. Puis poursuivit :
— … et demande-lui aussi qui nous a balancé l’adresse de ses potes, ce qui nous a permis de sucrer les diams.
Décomposé, Mike fit un pas vers lui.
— Ferme ta gueule. Tu mens, ordure.
— Pardi que je mens… grinça le moribond. C’est pourquoi j’ai réussi à ramener une pleine valise de diams et que Johnny est clamsé.
— Tu mens, répéta Mike qui se sentait envie de vomir. On vient de là-bas, et personne nous a rien dit de pareil. Tu mens, ordure.
Et vers son père qui se tenait debout, cramponné à la chaise, mais sans poser la plante de son pied brûlé sur le sol :
— Pas vrai qu’il ment, p’pa ? Dis ?
Pour la seconde fois de sa vie, le vieux n’osa pas le regarder en face. Mike hurla :
— Dis, p’pa ? Dis-moi qu’il a menti ! P’pa !
Il serra des dents, les poings, hurla de nouveau, ne voulant pas croire, refusant la vérité.
— Dis-le-moi, p’pa ! Dis-le-moi, je t’en supplie !
Le vieux, cramponné au dossier de la chaise, murmura tête basse, désignant le moribond :
— Est-ce que c’est vrai ce qu’il a raconté au gros… que M’man était morte ? Et le petit Sam aussi ?
Mike eut l’impression que son sang quittait son corps et qu’il ne pourrait plus jamais bouger de place. Ainsi l’autre racaille ne mentait pas. Son père était dans le coup. Son père s’était mouillé avec une équipe de tueurs et de fripouilles.
Il aspira une large goulée d’air, regarda celui qu’il avait mis plus haut que tout, murmura :
— Ainsi c’est vrai… T’as fait ça…
Et détachant ses mots :
— Tu m’as fait ça ? À moi ? Et tu m’obliges à t’arrêter, moi ton fils ?
Avec peine, à croire qu’elles pesaient des tonnes, il avança des mains qui imploraient.
— Mais est-ce que tu te rends compte, p’pa ? Est-ce que tu te rends compte que je suis obligé de t’emballer ? De te livrer ?
Puis, serrant les poings avec frénésie, il hurla :
— Est-ce que tu te rends compte que tu viens de foutre ma vie par terre ? Que je vais être obligé de démissionner ? Dis ?
Et, l’empoignant par sa chemise tachée de sang et le secouant avec violence :
— Dis, est-ce que tu te rends compte au moins ? Est-ce que tu te rends compte de ce que t’as fait ? Espèce de salaud ! Lâche !
Et fou furieux, il leva son bras gauche, gifla son père d’un revers sauvage. Aussitôt Tom bondit :
— T’es dingue, Mike ! T’as pas le droit ! C’est ton vieux !
Il s’interposa entre eux, notant la face livide du vieux, ajouta, braquant sur son copain un œil dur, inamical.
— C’est plus que ton père, Mike. N’oublie pas qu’il t’a adopté. T’as pas le droit, Mike. T’as pas le droit de faire ça.
Le sang réafflua au visage du grand gars, de l’air sortit de ses poumons. Il se mordit les lèvres, puis allongeant la main, il lâcha dans un souffle, d’une voix étranglée :
— Pardonne-moi, p’pa. Pardonne-moi. J’aurais pas dû… Tant pis, p’pa. Je chercherai un autre job… Et peut-être qu’ils te saleront pas trop aux assises… peut-être qu’on aura encore des beaux jours… peut-être, hein p’pa ?
Une larme sauta de l’orbite du grand gars.
— Hein, p’pa ? Peut-être…
Mais le vieux ne l’entendait déjà plus depuis quelques secondes. Il avait réuni ses mains, commençait à les frotter doucement. Puis d’une démarche incertaine, boitant de son pied nu, il gagna la salle de bains de Johnny. Mike voulut suivre. Tom le stoppa.
— Laisse-le récupérer, Mike. J’y vais.
Rattrapant le vieux, il le soutint par le coude jusqu’à la luxueuse salle de bains, pendant que, dans son dos, le moribond interpellait Mike.
— Hé ! poulet !
Mike se retourna machinalement, le fixa, comme sans le voir.
— Encore une chose, flic, reprit le truand, comprimant son ventre d’où s’enfuyait sa vie. Si ton dabe s’est allongé sur ses potes, c’est parce qu’on l’a menacé d’enlever ta femme et ta môme… tu vois ce que je veux dire, poulet ? Et c’est pas tout. Je suis bien content que tu lui aies foutu une baffe dans la gueule tout à l’heure, car…
Une toux le secoua encore, amenant une autre mousse verdâtre à ses lèvres. Il attendit que ça se calme, avant de poursuivre.
— … car tu vas le regretter encore plus… quand tu vas savoir que ton vieux était dans les Nombres… et que s’il y est entré dans le temps, c’était paraît-il pour que tu puisses suivre tes études…
Il ricana.
— … et devenir un poulet. T’entends ça, poulet ?
Il cracha un peu de mousse où à présent se mêlaient des excréments, ricana encore :
— J’aurais jamais cru que je crèverais si en beauté… et je te souhaite que ça t’arrive bientôt, sale pourri de flic !
Mike ne broncha pas. Tout juste s’il avait entendu. Son œil ne quittait pas la porte où avait disparu son père. Il ne voyait que cette porte. Il ne vit pas celle de l’entrée où un groupe de flics venait de s’encadrer, et dont l’un d’eux portait une grosse valise. Il ne se rendit même pas compte que les sirènes avaient cessé de trouer les murs de leurs hurlements et que le truand venait enfin de crever au pied du comptoir, ses poings enfoncés dans ses tripes.
Dans la salle de bains, Tom attendait en suivant dans une glace les mouvements du vieux qui se savonnait soigneusement les mains. Cela dura longtemps. Enfin le vieux poussa un long soupir, son regard retrouva un peu de vie.
— Ça va mieux, m’sieur Coppolano ? demanda Tom.
— Oui, fit le vieux. Ça va mieux, Tom.
Et se retournant après avoir décroché une serviette à éponge d’un bleu tendre.
— C’est vrai que je suis lâche, Tom ?
— Sûrement pas ! se hâta de répliquer Tom, avec conviction. Vous lâche ? Ah ! ça non alors ! Je vous aime bien, m’sieur Coppolano. Et j’aime pas les lâches.
Un sourire vint errer sur les lèvres du vieux Sicilien.
— Merci, Tom. Dis-moi. Je t’ai vu recharger ton 38 tout à l’heure.
Tom tressaillit.
— Oui…
Puis brusquement :
— Pourquoi ?
Le vieux qui s’essuyait les mains releva le front.
— Pour Mike. Je ne veux plus rien lui offrir d’autre. Plus rien d’autre.
S’asseyant sur un tabouret, il reprit en rejetant la serviette :
— Tu peux pas me refuser ça, Tom. Mike est ton copain, non ?
Tom contempla pensivement le père de son équipier, avant de répondre :
— Oui, m’sieur Coppolano. Mike est mon copain.