— Ce qui nous fait, à 300 fois la mise, 300 dollars pour le 66 et 1 200 pour le 17. Ou 1 500 en tout. D’accord ?
Le balafré fit signe que oui. Louis lui passa l’enveloppe après y avoir rédigé la feuille.
— L’argent est là. Vérifiez, puis vous signerez ma décharge.
Son vis-à-vis s’exécuta rapidement. Il compta les dollars contenus dans l’enveloppe, résigna sur le carnet, se leva en disant :
— Tout est O.K. Je me sauve. Et pour demain ? Encore ici ?
Le vieux acquiesça.
— Oui. À la même heure. Si je change d’avis, je vous préviendrai par téléphone. Tchao.
— Tchao, renvoya le balafré en s’éloignant.
Louis se leva également, mais seulement pour lancer par-dessus la cloison :
— César ! Fais servir.
De loin le patron lui fit un signe rassurant et passa l’ordre à une serveuse.
Louis attaquait une tranche de coppa quand un deuxième homme vint le débusquer dans son coin privilégié.
— Hello, Walter, dit-il. Tout va bien ?
— Plutôt chaudement, grogna le nouvel arrivant que la graisse noyait.
Il s’épongea le front, s’assit en geignant.
— On se croirait revenu au mois d’août. Quelle chaleur !
Louis appela du doigt la serveuse, regarda le gros homme en sueur.
— Vous prendrez quoi ?
— Une bière, soupira l’homme. Et bien fraîche. Quelle chaleur !
Il s’épongea de nouveau, dégrafa sa cravate, s’épongea encore.
— Eh bien ? s’impatienta Louis en taillant dans son jambon.
Walter soupira, geignit, fouilla dans sa veste trop étroite pour son gros corps, en ramena une enveloppe, la tendit.
— Voilà.
Louis reposa son couteau, et, tout en mastiquant, prit l’enveloppe sur laquelle étaient inscrits 1800 et le chiffre 3. Il l’ouvrit, en ramena une feuille et des liasses de dollars. Après avoir répété la même opération que pour l’homme à la balafre, il tendit son carnet à signer. Walter s’exécuta pendant que Louis cherchait parmi un lot d’enveloppes. Il prit celle marquée 3, en sortie une feuille, dit :
— Vous avez juste un client de 1 dollar 50 sur le 17. Tous les autres sont perdants. Ce qui nous donne à 300 fois la mise, 450 dois. D’accord ?
— D’accord, fit Walter qui s’épongeait toujours.
En repérant par un trou de la cloison la serveuse s’approcher, Louis glissa l’enveloppe sous sa serviette. Il attendit qu’elle eut déposé la bière avant de reprendre en tendant l’enveloppe :
— Voici l’argent. Signez-moi ma décharge.
Le gros homme, qui s’était jeté voracement sur la bière, reposa son verre à regret.
— Venez demain ici à la même heure, dit Louis en récupérant le carnet. S’il y a contrordre, je vous avertirai. Allez, à demain.
Walter acheva de lamper sa bière, se leva en grimaçant, grommela, mécontent :
— Quel métier ! Toujours à trotter de droite et de gauche. Et même pas le temps de déguster un demi tranquille. Quel métier… et quelle chaleur !
Il gagna la sortie en bouchant l’allée de sa corpulence maladive.
Par le trou, Louis le suivit du regard, puis se versa à boire et réattaqua son jambon. Il venait à peine de terminer que son œil découvrait un autre homme qui s’amenait vers lui. Un jeune celui-là. Et bien maigre. On voyait presque le jour à travers. Un feutre le coiffait et il devait se prendre pour un dur.
— Salut, dit-il, portant un doigt négligent à son feutre à bord baissé. Je suis pas à la bourre ?
Louis Coppolano pointa son couteau sur le siège vide de l’autre côté de la table.
— Asseyez-vous. Et envoyez les comptes.
L’autre s’assit, et au lieu de se décoiffer, il repoussa d’une chiquenaude son feutre en arrière, montrant sa tignasse noire et ondulée. Louis allongea une main impérieuse.
— Allons.
Le maigriot lui jeta une enveloppe sur laquelle se lisaient : 4, et plus loin 714,25.
Louis chercha la feuille indiquant les paris, la lut, puis après avoir fait signer son carnet, déclara :
— Aucun de vos clients n’a gagné hier. Donc vous pouvez filer. À demain à la même heure.
Le jeune dur, qui avait avancé la main vers le verre de vin de Louis dans l’intention de le vider, freina son geste devant l’œil sombre qui le fixait.
— C’est bon, dit-il. À demain.
Et, sifflotant, désinvolte ou cherchant à le faire croire, il disparut.
« Faudra que j’évite de le faire venir dans des endroits comme ça, songea Louis. Il est trop m’as-tu-vu. Demain je lui donnerai rendez-vous ailleurs. Quelle idée ils ont eue d’engager ce freluquet comme responsable d’un quartier aussi important des Nombres[10]. Faudra que j’en parle à Johnny tout à l’heure. »
Il se leva, cria vers la serveuse qui attendait à l’angle du comptoir, un poing sur la hanche et une serviette blanche sur l’épaule :
— Mon ossobuco, Rosa !
— Voilà, voilà, répondit-elle, filant vers la cuisine.
À la fin de son repas, deux autres responsables de quartier étaient venus rejoindre le vieux.
Lorsqu’un joueur a gagné, son argent redescend par le même canal et c’est le cireur ou le coiffeur ayant accepté sa mise qui le paie. Intégralement.
L’un, le ramasseur № 5, un vieil homme à l’aspect inoffensif, avait apporté 932 dollars et remporté, pour les gains de la veille, 1500 dollars.
L’autre, le № 6, un Irlandais haut en couleur, avait apporté 2 627 dollars et juste emporté 300 dollars pour un enjeu d’un dollar sur le 66.
Quant au № 2, Hans le Norvégien, il n’était pas encore arrivé. Louis s’en étonnait. Le type était du genre sérieux. Ni buveur, ni coureur, ni joueur. Rien. Un homme de tout repos. Pour la dixième fois Louis consulta la pendule à demi voilée par des poivrons qui séchaient aux solives depuis une éternité. 1 h 10 ? Il allait devoir partir. L’autre avait plus d’une demi-heure de retard à présent. C’était anormal. Louis venait de téléphoner chez le gars, mais rien ne répondait. Est-ce qu’il avait filé avec les paris du jour ? Impensable ! L’organisation ne plaisantait pas. Autant faire joujou avec une pile atomique que de chercher à blouser ceux qui menaient la barque des Nombres. Et pourtant comment expliquer l’absence du sobre Norvégien ? À moins d’un accident…
Louis accorda encore 5 minutes au manquant, puis se leva. Après avoir réglé sa note et vidé une larme de grappa avec César il sortit dans le beau soleil. S’il voulait aller aux Courses fallait qu’il se magne. Il héla un taxi, y sauta, donna l’adresse de Johnny Vaccario, à qui il devait remettre les paris encaissés. Mais le responsable du district était absent. Appelé pour affaire urgente. Il faisait dire aux responsables de secteurs de revenir vers 6 heures pour régler les comptes. Et pas plus tard.
Louis hésita à se renseigner près de la femme de Johnny, s’il pouvait laisser les enveloppes. Mais il se contint. Ce genre d’opérations ne se traitait qu’entre responsables. Alors, tant pis, il reviendrait à 6 heures.
En bas, il se dépêcha pour attraper le subway de la 42e rue et de la 8e Avenue. Avec 50 cents, il ferrait le voyage jusqu’à l’Aqueduc, le célèbre Champ de courses situé à une quinzaine de bornes de New York.
Ce métro spécial était bourré à craquer. Tous les métros et autres engins emmenant les gens perdre leur oseille aux courses sont toujours bourrés à craquer. Les gouvernements disent bien de ne pas boire, de ne pas jouer, de ne pas fumer, mais pardon ! quand c’est eux qui encaissent, alors… il vous ouvrent les bras comme à des enfants perdus… et font une discrète main tombée sur vos économies. Ah ! les brigands !
10
Les Nombres (Numbers), loterie clandestine extraordinairement prisée aux États-Unis. La mise minimum est de 10 cents (1/10 de dollar) et sans limite pour le maximum. Elle se joue sur un nombre-allant de 10 à 99 et rapporte 300 fois la mise. Deux nombres de deux chiffres sortent gagnants à chaque tirage qui a lieu chaque jour. Ex : 34 et 75. Le tirage aurait lieu dans un endroit secret de Floride. Mais il est avéré que c’était très souvent les derniers chiffres affichés à Wall-Street en fin de journée, sur les transactions, qui désignaient les numéros gagnants du lendemain.
Ainsi que dans la drogue et certains partis politiques, l’organisation des Nombres est régie par un sévère cloisonnement. À la base, on peut imaginer une pyramide, se trouvent les joueurs de toutes conditions. Ils parient chez leur cireur, leur barman, leur coiffeur, etc. Ceux-ci transmettent les mises à des responsables de blocks, ces derniers à des responsables de quartiers. Puis celui d’un quartier à celui d’un secteur, celui d’un secteur à celui d’un district etc., et cela jusqu’au sommet.
Les preneurs de paris à la base ne peuvent encaisser de grosses mises si elles se présentent. Ils doivent alerter l’échelon supérieur qui délègue un homme de confiance. Ceci pour éviter aux barmens, cireurs, et autres la tentation de s’enfuir avec ces grosses mises. De toute façon si cela se produisait, une seule sanction : la mort.
Lorsqu’un joueur a gagné, son argent redescend par le même canal et c’est le cireur ou le coiffeur ayant accepté sa mise qui le paie. Intégralement.
Cette loterie n'est pas seulement à l’échelle new yorkaise, mais nationale. Elle réalise chaque jour un chiffre d'affaires de plusieurs millions de dollars.