Dans le wagon de Louis toutes les races s’écrasaient : Noirs, Porto-ricains, Cubains, Italiens, Chinois, Blancs, etc. Il se cala entre une nounou, genre « Autant en emporte le vent » et un graisseux[11] qui louchait. Puis comme tous il se plongea dans son journal de courses, qu’illustraient les dessins de Peb le caricaturiste français. Aucun des voyageurs ne leva la tête. Ils avaient tous le nez sur le papier, étudiant les performances, cherchant les gagnants du jour. Mais pour dégotter ceux-ci… Même Nostradamus s’y serait cassé les dents. Avec tous ces partants…
Quand le sub s’arrêta, Louis n’eut pas l’impression de marcher ; la marée l’emporta vers le champ aux illusions.
À l’Aqueduc, c’était la cohue des grandes réunions. Un grondement sourd et continu planait au-dessus de l’immense hall où se jouaient les millions. À l’affichage on annonçait les résultats de la 2e et les partants de la 3e. Les flambeurs qui venaient d’arriver se ruèrent vers les stands du Mutuel, sous l’œil impassible des flics du cru. Louis les imita. Il y alla de ses 10 dollars sur Blueville que montait Jack Yother, qu’il voyait arriver dans un fauteuil.
À peine venait-il de lâcher ses dix thunes contre un ticket jaune que les regrets lui travaillèrent le foie. Et s’il s’était gouré ? Et si son carcan ne voulait pas gagner son avoine ? Et si… et si… Bah ! il était trop tard à présent pour regretter. Le bureau des pleurs avait fermé ses volets. Se logeant un havane entre les gencives, il se dirigea vers la tribune voisine de celle des propriétaires. Que de monde, que de monde ! Et quel coup d’œil ! Là-bas sur l’herbe verte le camion du starting-gate prenait position. Et plus loin, étincelants de toutes leurs couleurs, les jockeys s’offraient un galop d’essai. Dans les tribunes, beaucoup de mâles, genre truands de cinéma. Beaucoup de feutres à bords très étroits et rabattus, et peu de cravates. Costumes de prix, bagues aux doigts, linge de luxe, parfum de lavande. De la crème, quoi…
Les dames elles, pas bégueules ou par manque de goût, se trimbalaient, la plupart en bigoudis. Manteau de vison ou de chinchilla, cigarette au bec, et diams aux doigts, mais bigoudis sur le crâne. C’était dommage, elles étaient si belles… et possédaient de si jolies jambes… les mieux galbées de la planète, sûr !
Dans le dos des Tribunes, une sonnerie grelotta. Et devant, drivés par leurs cavaliers, les cracks se glissaient entre leur sorte de bat-flanc pour le départ. Dans le ciel, les avions qui atterrissaient et décollaient toutes les minutes de l’aérodrome de La Guardia bourdonnaient sous le soleil.
Soudain un silence, lourd et palpable, s’abattit sur le champ : les chevaux venaient de s’élancer. Sans un mot, l’immense foule mâcheuse de chewing-gum braqua prunelles et jumelles sur les pattes des pur-sang qui emportaient leurs rêves.
Un tour. Puis un demi-tour. Collé à la rambarde de fer, écrasé par ses voisins, Louis Coppolano ne quittait pas une toque bleue qui parfois se perdait dans des vagues multicolores.
Tout à coup une rumeur, d’abord sourde, puis qui enflait, enflait… Les chevaux attaquaient la ligne droite. Le cœur de Louis, son cœur de vieux gambleur[12] se bloqua quelques instants. Puis ce fut la seconde de vérité : les chevaux passaient le poteau dans un martèlement de sabots. Des cris de joie chez certains, des insultes chez les autres, et un soupir de déception chez Louis : la toque bleue et Blueville étaient dans les betteraves.
À la 4e le père de Mike laissa au guichet 20 pollars, le coup de la martingale. De l’infaillible martingale préparée pendant la semaine au bureau d’études.
À la 5e, il hésita entre le 3 et le 7, joua le 6 et c’est le 2 qui enleva le coquetier. Cette fois Louis y était de 35 dollars, presque son reste. Il retourna vers le hall, offrant un visage de marbre. Mais sous son gilet son cœur cognait et, au fond de ses poches, ses mains comptaient et recomptaient la monnaie. Avec le billet de cinq, qui crissait sous ses doigts, il lui restait en tout 6 dollars 75 cents. Il commença à s’insulter. Il aurait dû suivre sa première idée, ne pas miser sur le 2, mais sur le 6. Puis il se souvint qu’il n’avait jamais eu l’intention de jouer ce bon Dieu de 6, et il lâcha une bordée de jurons. Qu’allait-il faire ? Risquer les 6 dollars 75 dans la 6e sur Brume monté par Peter Anderson ? Ou bien… ou bien quoi ? Il savait de toute façon qu’il ne s’arrêterait pas. Est-ce que les joueurs peuvent s’arrêter ?
Devant le tableau placé dans le hall, il hésita. Brume, Volcanite ? Volcanite ou Brume ? Et s’il perdait ? Et si… Brusquement il sursauta. En prenant un cigare, il venait de sentir les enveloppes contenant les paris des Nombres qu’il avait logées dans sa poche intérieure.
Il les avait oubliées celles-là ! Pourtant 7 093 dollars 75… Il fallait vraiment qu’il soit mordu des courses pour avoir oublié, même un instant, la fortune qu’il trimbalait.
Front levé vers le tableau lumineux, il mâchonna pensivement son havane. Et s’il prélevait une centaine de dois de ces enveloppes pour les jouer dans la 6e. Qui le saurait ? Après la course il n’aurait qu’à les replacer et tout serait dit. Car il ne pouvait pas perdre, Brume allait enlever ça, les doigts dans le nez. À moins que Volcanique… Mais non, c’était Brume. Au tableau sa cote descendait à 4 contre 1. Dans la poche. Il n’avait qu’à mettre dessus, même 300 dollars. Qu’est-ce qu’il risquait ? Il amorça un mouvement vers les enveloppes. Puis s’immobilisa. Le souvenir de ce qui était arrivé à certains le stoppait. Il ne fallait pas plaisanter avec les gars de l’Organisation. Surtout pas. Les doubler pouvait coûter cher. Après tout ils avaient raison. Les Nombres étaient une affaire commerciale, et sous tous les azimuts, quand on vole dans une affaire commerciale, on peut s’attendre au placard. La seule différence chez les Nombres, c’est que le placard pouvait être un cercueil. Mais puisque Louis avait voulu bosser avec eux, il devait prendre ses responsabilités et rester régulier. C’est pourquoi il chercha une allumette au lieu de toucher aux enveloppes. Il commençait à tirer des bouffées de son havane, quand un murmure grossi de plusieurs voix frappa son oreille.
— Tiens, voilà Reggenti…
— Reggenti… Reggenti…
— Voilà Monsieur F… Reggenti… Monsieur F…
— Reggenti…
Louis, comme beaucoup de joueurs, tourna le cou vers l’homme désigné. Franck Reggenti venait d’apparaître en haut des marches du hall. Pas seul. Quatre citoyens grands et souples l’encadraient. Plutôt petit, rond et bedonnant, regard sous lunettes noires, l’un des ténors de la pègre s’avançait, indifférent sous la curiosité. Il était sobrement vêtu de bleu, coiffé d’un feutre gris aux bords relevés, et portant en sautoir des jumelles de prix.
Un flic gigantesque dont la manche s’ornait du mot : Pinkerton, et qui tenait sa matraque à l’horizontale derrière son dos, s’inclina légèrement. Reggenti rendit la politesse. C’était pas plus gentil comme ça ?
Louis avança d’un pas, puis se contint. Il ne voulait pas déranger son vieux copain de Brownsville. Surtout en public. C’est qu’à présent, un monde les séparait. Franck était toute-puissance, alors que lui, le fonctionnaire de la Municipalité… Mais derrière ses verres, Franck, qui balayait les alentours par un ancien réflexe d’homme des rues, avait repéré Louis au milieu de la foule. Au lieu de se rendre vers les guichets comme il en avait l’intention, il bifurqua brusquement, fit un signe.