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— Oh ! Luigi !

Personne, à part Johnny Vaccario, n’appelait plus Louis de son prénom italien. Personne depuis qu’il avait quitté Brownsville avec Mike après l’avoir adopté. Il se dégagea des curieux, marcha à la rencontre du célèbre gangster, et en sicilien :

— Alors Frankie ? Comment va ?

Ce dernier lui présenta une main nette, manucurée, dénuée de bague, répliqua dans la même langue.

— Ça va, ça va. Et toi ? Content de te voir. Comment se porte notre ennemi public n° 1 ?

Louis se sentit rougir.

— Mike va bien. Je te remercie.

Son copain lui décocha une bourrade amicale. Sa face, mate comme celle de Louis, s’éclaira d’un sourire. Mais derrière les verres, le regard demeurait vigilant.

— Allons, allons, sois pas honteux. Être flic n’est pas un déshonneur. Tout le monde peut pas être gangster. Est-ce que je peux quelque chose pour toi ?

— Non, non, Frankie. Tout va bien. Ça tourne rond. Et je te remercierai jamais assez de m’avoir fait entrer aux Nombres dans le temps. Sans toi j’aurais pas pu pousser Mike aux études, et l’installer après son mariage. Vraiment je…

Franck Reggenti leva la main.

— Me remercie pas. C’était normal que j’aide un copain d’enfance et…

Il parcourut les environs de ses yeux vifs. Mais personne, même ceux comprenant l’italien, ne pouvait entendre, ses quatre porte-flingue l’isolant mieux qu’un réseau électrifié. Il ajouta :

— … et prononce pas ce mot-là. Les Nombres me concernent pas. Pour t’y faire entrer je me suis servi de mes relations, sans plus.

Louis n’insista pas. Son vieux copain des rues pouilleuses de Brownsville, né comme lui à Catane en Sicile, ce copain avec qui il avait partagé les premiers coups durs, les premières bagarres, les premières joies, n’aimait pas la contradiction. Pourtant on racontait que M. F… était à la tête des Nombres. Des Nombres et d’un tas d’autres rackets. Mais puisqu’il disait que ça ne le concernait pas…

Après un regard sur le tableau où les cotes se stabilisaient, Franck fit signe à un de ses gars.

— Georgie.

Celui-ci s’avança. Il était suprêmement élégant. Sa frime et ses yeux étaient durs.

— Oui ? dit-il.

Son patron qui, partout ailleurs, aurait pu passer pour un bourgeois tranquille et aisé, sortit négligemment une liasse de billets de 100 dollars. Il en détacha quelques-uns, les tendit.

— Colle ça sur le 3. Il a une chance.

Georgie se dirigea vers les guichets. Aussitôt des joueurs le suivirent. Franck Reggenti grimaça.

— Gaffe-les, dit-il à son vieux copain. Ils veulent savoir ce que je joue pour en faire autant. Car pour eux, automatiquement je dois avoir un tuyau. Les cons. Ils peuvent pas me voir sans penser à une combine. Gaffe-les. Je te parie qu’ils vont écouter la prise de Georgie, et tous miser sur le 3. C’est que je les connais…

Il prit le cigare que lui offrait Louis, soupira :

— Les crétins. Comme si je pouvais pas tenter ma chance au hasard comme tout le monde. Mais non. Pour eux je ne flambe qu’à coup sûr. Et si je me mouche en public c’est pas normal non plus. C’est qu’il y a du louche là-dessous, et que je me prépare à faucher quelqu’un. Des cons je te dis.

Il fit craquer le havane à son oreille, pour s’assurer de sa qualité, ajouta :

— Mais à la longue tout ça me porte tort. Sans compter que les journalistes parlent trop de moi. Résultat, on envisage encore de me faire passer devant une commission d’enquête.

Louis n’écoutait plus. Il lorgnait la piste où les jockeys poussaient une pointe. D’ici peu, ils iraient se ranger sous les ordres du starter. Il allait être temps de jouer. Il s’inquiéta, froissant au fond de sa poche, son misérable bifton de 5 dollars.

— Tu penses vraiment que le 3 a une chance ?

— Hé, hé, blagua son ami. Toi aussi, tu crois à mes combines, hein ? Mais pour cette fois, je t’assure que c’est du pur flan. Fais comme tu veux. Possible que le 3 arrive mais je peux rien te garantir.

Voyant que Louis contrôlait mal son impatience de jouer, il reprit :

— Allez, je te laisse. Va flamber. Moi je dois voir courir le 3, il m’intéresse pour l’avenir. C’est pour ça que je suis ici, et je repars aussitôt après. Va. Et si t’as besoin de moi, tu sais où me joindre. Tchao, Liugi. Et dis pas à Mike que tu m’as vu. D’après ce qu’on raconte, il a horreur des truands.

Il gloussa, allait s’éloigner, se ravisa, baissa le ton :

— Si tu veux une affaire sûre, mais alors du sûr, tu vois ce que je veux dire ? Eh bien, mets le paquet sur The Day dans la 8e. Du tout cuit. Allez, tchao.

Et il gagna les tribunes des propriétaires, précédé et encadré de ses Siciliens gardes du corps.

Louis se précipita aux guichets, lança son billet de 5 à l’employé.

— Le 3.

Puis comme l’homme allongeait le bras pour détacher du 3, il se rappela Brume, le cheval qu’il hésitait à jouer avant la venue de Frankie. Il cria presque :

— Non, non pas le 3 ! Donnez-moi l’As.

L’employé qui en avait vu d’autres obéit, et Louis suivit la foule qui se dépêchait vers les tribunes du public. Il était temps.

Là-bas sous le soleil, les chevaux s’élançaient. Coincé en haut des marches qui menaient au ras de la pelouse, Louis tourna le cou et réussit à apercevoir Franck qui de ses jumelles suivait la progression. Si lui était intéressé par la course, menée à un train de démon, ses Siciliens, eux, ne s’occupaient que des voisins. Mains dans les poches de leurs légers pardessus, ils les balayaient sans cesse de leurs yeux durs et méfiants. Tout compte fait Louis préférait sa place à celle de son vieil ami. C’était pas une vie que d’être toujours sur le qui-vive… Oui, mais Frankie avait autre chose à mettre que 5 dollars sur un canasson.

— Brume, Brume…

— Volcanique, Volcanique…

Louis revint à la course. Les gails débouchaient du virage, et enfilaient la ligne droite. Et ça y allait. Et le souffle de milliers de gambleurs commençait à enfler pour se transformer en grondement à mesure que les pur-sang se rapprochaient. Puis ce fut un gueulement qui escalada le ciel pur :

— Brume, Brume…

Les chevaux touchaient au poteau et botte à botte, quatre jockeys cravachaient à mort. Puis un cri de victoire éclata, poussé par ceux qui passeraient à la caisse.

— Le 3, le 3, le 3 !

— J’en étais sûr !

— Les doigts dans le nez !

— Affiché d’avance !

— Il a gagné en pétant !

Les remarques fusaient, se heurtaient, poussées par des lascars qui se croyaient les maîtres du monde. Dame, ils avaient joué le 3, eux.

Livide, le cœur stoppé, Louis Coppolano s’adossa à la rambarde. Dans sa poche sa main moite étreignait son dernier dollar. Juste de quoi reprendre le Sub. Saleté de Brunie. Saleté de saleté de Brunie. Et il fallait que ce soit Franck qui touche… Franck qui n’en avait pas besoin, qui jonglait avec les millions. Il le chercha du regard, ne le vit pas. M. F., comme l’appelaient les journaux avait déjà disparu avec ses sbires.

Désemparé, Louis se laissa pousser dans le hall par la foule. La vue de tous ces tickets perdants qui jonchaient le sol cimenté lui rappela le sien. Il l’envoya rejoindre les autres. Puis, comme malgré lui, son œil alla chercher le tableau d’affichage qui annonçait 5 partants dans la 7e. Louis haussa les épaules. Ça ne valait pas le coup. Pourtant, en y regardant de plus près, il y avait le 2, là, le White qui devait écraser un tel lot. Il compara la cote avec celle de son journal, relut les performances de White. Pas d’erreur. Le White allait s’envoyer cette course en douceur. De la vraie nougatine. D’un pas décidé, le père de Mike marcha vers les guichets. À quoi bon attendre que tous les hésitants se ruent et vous obligent à faire la queue. Sous son veston, sa main fouillait une enveloppe et en ramenait une liasse : des biftons de 100. Le destin parlait. Louis évita les guichets à 5, 10 et 50 avant de s’arrêter devant ceux de 100. Il détacha deux billets, puis trois des mille dollars qu’il avait ramenés de l’enveloppe.