À l’hôtel Péricourt, on lui annonça que Monsieur n’était pas là.
— Je vais attendre…, dit-il.
Puis il poussa la porte du salon, s’effondra dans le premier canapé, l’œil vide, et c’est dans cette position que, trois heures plus tard, M. Péricourt le trouva.
— Qu’est-ce que vous faites là, vous ? demanda-t-il.
L’entrée de M. Péricourt le plongea dans la confusion.
— Ah ! Président… président…, dit Labourdin en essayant de se lever.
Voilà tout ce qu’il trouva, persuadé qu’avec ce mot de « président », il avait tout dit, tout expliqué.
Malgré son agacement, M. Péricourt avait vis-à-vis de Labourdin des bontés d’agriculteur. « Expliquez-moi ça », lui disait-il parfois avec cette patience qu’on ne prodigue qu’aux vaches et aux imbéciles.
Mais ce jour-là, il resta glacial, contraignant Labourdin à redoubler d’énergie pour s’extraire du canapé et expliquer, comprenez bien, président, rien ne laissait supposer, vous-même, j’en suis certain, et tout le monde, comment imaginer une chose pareille, etc.
Son interlocuteur laissa couler le flot de mots inutiles. Il n’écoutait d’ailleurs plus. Pas la peine d’aller plus loin. Labourdin, lui, poursuivait ses lamentations :
— Ce Jules d’Épremont, président, imaginez-vous qu’il n’existe pas !
Il en était presque admiratif.
— Enfin, quoi ! Un membre de l’Institut qui travaille aux Amériques, comment ça peut ne pas exister ! Ces esquisses, ces dessins admirables, ce projet sublime ont bien été réalisés par quelqu’un, tout de même !
Arrivé à ce stade, Labourdin avait impérativement besoin d’une relance, faute de quoi son esprit se mettrait à tourner en boucle, ça pouvait durer des heures.
— Et donc, il n’existe pas, résuma M. Péricourt.
— C’est ça ! clama Labourdin, sincèrement heureux d’être si bien compris. L’adresse, 52, rue du Louvre, imaginez-vous qu’elle n’existe pas non plus ! Et savez-vous ce que c’est ?
Silence. Quelles que soient les circonstances, Labourdin raffolait des devinettes, les crétins adorent les effets.
— La poste ! rugit-il. Le bureau de poste ! Il n’y a pas d’adresse, c’est une boîte postale !
Il était ébloui par la finesse du stratagème.
— Et c’est maintenant que vous vous en apercevez…
Labourdin interpréta le reproche comme un encouragement.
— Exactement, président ! Remarquez (il leva l’index pour souligner la subtilité de son approche), j’avais un petit doute. Certes, on avait reçu le récépissé, une lettre tapée à la machine qui expliquait que l’artiste était aux Amériques, et tous ces dessins que vous connaissez, mais enfin, moi…
Il fit alors une moue dubitative accompagnée d’un mouvement de tête destiné à exprimer ce que les mots étaient impuissants à traduire : sa profonde perspicacité.
— Et vous avez payé ? coupa M. Péricourt, glacial.
— Mais, mais, mais, mais… comment voulez-vous ? Bien sûr, président, que nous avons payé !
Il était formel.
— Sans règlement, pas de commande ! Et sans commande, pas de monument ! On ne pouvait pas faire autrement ! Nous avons réglé l’acompte au Souvenir Patriotique, bien obligés !
Joignant le geste à la parole, il extirpa de sa poche une sorte de journal. M. Péricourt le lui arracha. Il le feuilleta nerveusement. Labourdin ne le laissa pas même poser la question qu’il avait sur les lèvres.
— Cette société, elle n’existe pas ! hurla-t-il. C’est une société…
Il s’arrêta brutalement. Ce mot, qu’il avait pourtant tourné et retourné depuis deux jours, venait de lui échapper.
— C’est une société…, reprit-il, parce qu’il avait remarqué que son cerveau fonctionnait un peu comme un moteur d’automobile, plusieurs coups de manivelle, et parfois, ça redémarrait. Imaginaire ! C’est ça, imaginaire !
Il sourit de toutes ses dents, passablement fier d’avoir surmonté cette adversité linguistique.
M. Péricourt continuait de feuilleter le mince catalogue.
— Mais, dit-il, ce sont là des modèles industriels.
— Euh… oui, risqua Labourdin, qui ne voyait pas où le président voulait en venir.
— Labourdin, nous, nous avons commandé une œuvre originale, non ?
— Aaahhhhh ! hurla Labourdin, qui avait oublié cette question, mais se souvenait d’avoir préparé la réponse. Exact, cher président, très originale, même ! C’est que, voyez-vous, M. Jules d’Épremont, membre de l’Institut, est l’auteur à la fois de modèles industriels et d’œuvres comme qui dirait « sur mesure » ! Il sait tout faire, cet homme-là !
Il se rappela alors qu’il parlait d’un être purement fictif.
— Enfin… il savait tout faire, ajouta-t-il en baissant la voix, comme s’il s’agissait d’un artiste mort et, de ce fait, dans l’impossibilité d’honorer une commande.
En feuilletant les pages du catalogue et en regardant les modèles présentés, M. Péricourt prenait la dimension de l’escroquerie : nationale.
Le scandale allait être terrible.
Sans égard pour Labourdin qui remontait son pantalon à deux mains, il tourna les talons, regagna son bureau et se trouva face à l’étendue de son échec.
Tout autour de lui, les dessins encadrés, les esquisses, les projections de son monument hurlaient son humiliation.
Ce n’était pas tant l’argent dépensé, ni même, pour un homme comme lui, de s’être fait gruger, non, ce qui le retournait, c’est qu’on se fût moqué de son malheur. Son argent, sa réputation, passe encore, il en avait de reste et le monde des affaires lui avait appris combien la rancune est mauvaise conseillère. Mais ridiculiser son malheur revenait à mépriser la mort de son fils. Comme lui-même autrefois. Ce monument aux morts, au lieu de réparer tout le mal qu’il avait infligé à son fils, venait doubler la mise. L’expiation espérée tournait au grotesque.
Le catalogue du Souvenir Patriotique proposait une gamme d’articles industriels avec une promotion alléchante. Combien en avait-on vendu de ces monuments imaginaires ? Combien de familles avaient versé de l’argent pour ces chimères ? Combien de communes s’étaient fait voler comme au coin d’un bois, victimes de leur naïveté ? Qu’on pût avoir l’audace, qu’on pût même avoir l’idée de détrousser tant de gens malheureux, c’était proprement renversant.
M. Péricourt n’était pas un homme suffisamment généreux pour se sentir proche des victimes qu’il pressentait en nombre, ni avoir envie de leur venir en aide. Il ne pensait qu’à lui, à son malheur à lui, à son fils à lui, à son histoire à lui. Ce dont il souffrait, c’était d’abord que le père qu’il n’avait pas été, jamais il ne parviendrait à le devenir. Mais, de manière plus égotiste encore, il était vexé comme s’il avait été visé personnellement : ceux qui avaient payé pour ces modèles industriels avaient été les dindons d’une mystification générale, tandis que lui, avec sa commande d’un monument sur mesure, se sentait l’objet d’une extorsion individuelle.
Cette défaite blessait intensément son orgueil.
Fourbu, écœuré, il s’assit à son bureau et rouvrit le catalogue qu’il avait, sans y penser, froissé entre ses mains. Il lut attentivement la longue lettre que l’escroc adressait aux maires des villes et des villages. Propos astucieux, rassurants, d’allure tellement officielle ! M. Péricourt s’arrêta un instant sur l’argument qui, probablement, avait assuré la réussite de l’abus de confiance, cette remise exceptionnelle, forcément très attractive pour les budgets modestes, l’effet d’aubaine… Et même, cette date du 14 juillet si symbolique…