Il ne savait plus où donner de la tête.
Il consacra son dimanche entier à soigner son camarade. Édouard restait le plus souvent allongé, en nage, saisi de spasmes violents suivis de râles. Albert effectuait des allers-retours entre la chambre et la salle de bains avec des linges frais, commandait des laits-de-poule, des bouillons de viande, des jus de fruits. En fin de journée, Édouard réclama une dose d’héroïne.
— Pour m’aider, écrivit-il fébrilement.
Par faiblesse, parce que l’état de son camarade l’affolait, que l’échéance du départ le paniquait, Albert accepta, mais le regretta aussitôt : il n’avait pas la moindre idée de la manière de s’y prendre et, une fois de plus, il mettait le doigt dans un engrenage…
Malgré ses gestes, rendus approximatifs par l’excitation et une immense fatigue, on voyait qu’Édouard avait l’habitude ; Albert découvrait une nouvelle infidélité, il en fut blessé. Il joua néanmoins les assistants, tint la seringue, frotta la roulette sur la mèche d’amadou…
Cela ressemblait beaucoup à leurs débuts. La luxueuse suite du Lutetia n’avait rien à voir avec l’hôpital militaire où, deux ans plus tôt, Édouard avait failli mourir de septicémie en attendant d’être transféré dans un hôpital parisien, mais la proximité des deux hommes, les soins paternels que le premier administrait au second, la dépendance d’Édouard, son malheur profond, sa détresse qu’Albert, avec générosité, mauvaise conscience, maladresse, tentait d’endiguer, leur rappelaient, à l’un comme à l’autre, des souvenirs dont il était difficile de dire s’ils se révélaient réconfortants ou inquiétants. Cela ressemblait à une boucle qui se fermait, au retour au point de départ.
Immédiatement après l’injection, Édouard reçut une secousse, comme si quelqu’un lui avait brutalement tapé dans le dos en lui tirant la tête en arrière, par les cheveux… Elle ne dura que quelques instants ; il se coucha sur le côté, son bien-être retrouvé se lisait sur ses traits et il se coula dans une torpeur bienfaisante. Albert resta les bras ballants à le regarder dormir. Il sentait son pessimisme en passe de remporter la victoire. Outre qu’il n’avait jamais cru qu’ils réussiraient une double escroquerie à la banque et à la souscription, ni qu’en cas de succès ils arriveraient à quitter la France, il ne voyait plus comment il parviendrait, en charge d’un compagnon aussi mal en point, à prendre le train pour Marseille puis le bateau pour une traversée de plusieurs jours sans se faire remarquer. Et tout ça, sans compter avec Pauline qui lui posait toujours des problèmes redoutables : avouer ? s’enfuir ? la perdre ? La guerre avait été une terrible épreuve de solitude, mais ce n’était rien comparé à cette période de démobilisation qui prenait des allures de descente aux enfers ; à certains moments, il se sentait prêt à se constituer prisonnier pour en finir une fois pour toutes.
Néanmoins, et comme il fallait bien agir, profitant qu’Édouard dormait, en fin d’après-midi, Albert descendit à la réception et confirma que M. Larivière quitterait l’hôtel le 14 à midi.
— Comment ça, vous « confirmez »…? demanda le concierge.
L’homme, grand, au visage sévère, avait fait la guerre et avait vu passer un éclat d’obus si près qu’il en avait perdu une oreille. À quelques centimètres près, il se serait offert la même tête qu’Édouard, mais lui avait eu plus de chance : il pouvait faire tenir sa branche droite de lunette sur le côté avec un ruban adhésif dont la couleur était joliment assortie à ses épaulettes qui masquaient la cicatrice du trou par lequel l’éclat lui était entré dans le crâne. Albert pensa à la rumeur selon laquelle des soldats continuaient de vivre avec un éclat d’obus dans le cerveau, éclat qu’on n’avait pu retirer, mais personne n’en avait jamais rencontré personnellement, de ces blessés-là. Peut-être le concierge était-il un de ces morts debout. Si c’était le cas, ça ne l’avait pas trop diminué ; il avait conservé intacte sa capacité à distinguer le grand monde du petit. Il fit une moue imperceptible. Albert, quoi qu’il dise, malgré son costume propre, ses chaussures cirées, avait des manières populaires, cela devait se reconnaître à ses gestes, à un certain accent peut-être, ou à cette déférence qu’il ne pouvait s’empêcher de manifester devant tous les hommes qui portaient un uniforme, fût-ce celui de concierge.
— Monsieur Eugène nous quitte donc ?
Albert confirma. Ainsi Édouard n’avait pas prévenu de son départ. Avait-il eu jamais l’intention de partir ?
— Mais si ! écrivit Édouard, interrogé à son réveil.
Il traçait des lettres tremblées, mais lisibles.
— Bien sûr, on part le 14 !
— Mais tu n’as rien de prêt…, insista Albert. Je veux dire, pas de valise, pas de vêtements…
Édouard se frappa le front, quel idiot je fais…
Avec Albert, il ne portait quasiment jamais de masque, cette odeur de gorge, d’estomac retourné, était parfois éprouvante.
Au fil des heures, Édouard allait de mieux en mieux. Il s’alimenta de nouveau, et s’il ne tenait pas longtemps sur ses jambes, le lundi, l’amélioration de son état parut réelle, globalement rassurante. Albert, en sortant, hésita à séquestrer le matériel, l’héroïne, le reste des ampoules de morphine, mais estima l’opération difficile ; d’abord, Édouard ne le laisserait pas faire, ensuite, il manquait de courage, le peu de forces dont il disposait, il les mettrait entièrement dans l’attente du départ, à compter les heures.
Puisque Édouard n’avait rien prévu, il alla lui acheter des vêtements au Bon Marché. Pour être certain de ne pas commettre de fautes de goût, il interrogea un vendeur, un homme d’une trentaine d’années qui le toisa des pieds à la tête. Albert voulait quelque chose de « très chic ».
— Quel genre de « chic » cherchons-nous ?
Le vendeur, apparemment très intéressé par la réponse, se penchait vers Albert et le fixait dans les yeux.
— Eh bien, balbutia Albert, chic, c’est-à-dire…
— Oui…?
Albert cherchait… Il n’avait jamais pensé que « chic » pouvait s’entendre autrement que par « chic ». Il désigna sur sa droite un mannequin habillé de pied en cap, du chapeau aux chaussures, manteau compris.
— Ça, je trouve que c’est chic…
— Je comprends mieux, dit le vendeur.
Il décrocha l’ensemble avec précaution, l’étendit sur le comptoir et le contempla en prenant un petit mètre de recul, comme pour admirer une toile de maître.
— Monsieur a très bon goût.
Il recommanda d’autres cravates et chemises, Albert joua l’hésitant, accepta tout, puis il regarda avec soulagement le vendeur emballer la tenue complète.
— Il faudrait aussi… une seconde tenue, dit-il alors. Pour sur place…
— Sur place, très bien, répéta le vendeur en achevant de ficeler les paquets. Mais sur place, où cela ?
Albert ne voulait pas donner sa destination, pas question, au contraire, il fallait ruser.
— Les colonies, déclara-t-il.
— Bien…
Le vendeur sembla soudain très intéressé. Peut-être, lui aussi, avait-il eu naguère des envies, des projets.
— Et une tenue de quel genre, alors ?
L’idée qu’Albert avait des colonies était faite de bric et de broc, de cartes postales, de ouï-dire, d’images dans des magazines.