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Albert était descendu chercher des pains au lait, le journal ; les propriétaires autorisaient un réchaud « uniquement pour les boissons chaudes », on avait le droit de faire du café.

Pauline, nue comme un ver, scintillante des efforts de guerre qu’elle avait déployés, buvait son café et détaillait les festivités du lendemain. Elle avait froissé le journal pour lire le programme.

— « Pavoisement et illumination des principaux monuments et édifices publics. » Ça va être joli, ça…

Albert achevait de se raser ; Pauline aimait les hommes à moustache — à cette époque, il n’y avait que cela — mais détestait les joues rugueuses. Ça râpe, disait-elle.

— Il faudra partir de bonne heure, dit-elle, penchée sur le journal. La revue commence à huit heures, et Vincennes, ce n’est pas la porte à côté…

Dans la glace, Albert observait Pauline, belle comme l’amour et d’une jeunesse éhontée. Nous irons au défilé, pensa-t-il, elle partira à son travail et ensuite je la quitterai pour toujours.

— Des salves d’artillerie seront tirées aux Invalides et au mont Valérien ! ajouta-t-elle en avalant une gorgée de café.

Elle chercherait Albert, viendrait ici, interrogerait, non, personne n’avait vu M. Maillard ; jamais elle ne comprendrait, elle aurait une peine terrible, inventerait toutes sortes de raisons à cette disparition soudaine, se refuserait à imaginer qu’Albert ait pu lui mentir, non, impossible, l’issue devait être plus romantique, il aurait été victime d’un enlèvement ou il aurait été tué quelque part, son corps, jamais retrouvé, jeté dans la Seine certainement ; Pauline serait inconsolable.

— Oh, dit-elle, c’est bien ma veine… « Représentations gratuites à treize heures dans les théâtres ci-après : Opéra, Comédie-Française, Opéra-Comique, Odéon, théâtre de la Porte-Saint-Martin… » Treize heures, c’est juste l’heure où je reprends mon service.

Albert aimait cette fiction où il s’évanouissait de manière mystérieuse, elle lui conférait un rôle muet et romantique au lieu de la réalité, si immorale.

— « Et bal, place de la Nation » ! Je finis mon service à vingt-deux heures trente, tu parles, le temps de nous y rendre, ce sera presque terminé…

C’était dit sans regret. La voyant assise dans le lit en train de dévorer ses petits pains, Albert s’interrogea : était-elle une femme à devenir inconsolable ? Non, il suffisait de voir ses seins magnifiques, sa bouche gourmande, cette promesse incarnée… Cela le rassura de penser qu’il lui ferait du mal, mais pas longtemps, et il s’absorba un moment dans cette idée : il était un homme dont on se console.

— Mon Dieu, dit soudain Pauline, comme c’est méchant…! Comme c’est mal…!

Albert tourna la tête et se coupa au menton.

— Quoi ? interrogea-t-il.

Déjà il cherchait la serviette, les coupures à cet endroit-là, c’est fou ce que ça peut saigner. Avait-il de la pierre d’alun, au moins ?

— Te rends-tu compte ? continua Pauline. Des gens ont vendu des monuments aux morts… (elle leva la tête, elle n’y croyait pas), des « faux » monuments !

— Quoi, quoi ? demanda Albert en se retournant vers le lit.

— Oui, des monuments qui n’existent pas ! reprit Pauline penchée sur le journal. Mais attention, mon ange, tu saignes, tu en mets partout !

— Fais voir, fais voir ! criait Albert.

— Mais, poussin…

Elle lui abandonna le journal, tout émue de la réaction de son Albert. Elle comprenait. Il avait fait la guerre, il avait perdu des camarades, alors, découvrir que des gens se livraient à une escroquerie comme celle-là, ça le révoltait, mais enfin, à ce point ! Elle essuya son menton qui saignait tandis qu’il lisait et relisait le court article.

— Reprends-toi poussin, allons ! On n’a pas idée de se mettre dans des états pareils !

Henri passa la journée à sillonner l’arrondissement. On lui avait signalé un commissionnaire demeurant rue Lamarck, au 16 ou au 13, on ne savait pas, mais personne, ni au 13 ni au 16. Henri prenait des taxis. Quelqu’un d’autre pensait que peut-être, un type avec une charrette assurait des transports, en haut de la rue Caulaincourt, mais c’était un ancien établissement, aujourd’hui fermé.

Henri entra dans le café à l’angle de la rue. Il était dix heures du matin. Un type qui tire une charrette avec un seul bras ? Un livreur, vous dites ? Non, ça ne disait rien à personne. Il poursuivit en descendant la rue côté pair, il remonterait côté impair s’il le fallait, puis sillonnerait toutes les rues de l’arrondissement mais il le trouverait.

— Avec un seul bras, tout de même, ça doit pas être facile, vous êtes sûr ?

Vers onze heures, Henri s’engagea dans la rue Damrémont où on lui avait assuré que le bougnat, à l’angle de la rue Ordener, possédait une charrette. Quant à savoir s’il n’avait qu’un bras, personne ne pouvait l’affirmer. Il lui fallut plus d’une heure pour arpenter toute la rue quand, au coin du cimetière du Nord, un ouvrier lui déclara, sûr de lui :

— Mais bien sûr qu’on le connaît ! C’est même un drôle de particulier ! Il habite rue Duhesme, au 44. Je le sais, il est voisin d’un cousin à moi.

Mais il n’existait pas de 44 dans la rue Duhesme, c’était un chantier de construction et personne pour lui dire où demeurait maintenant cet homme qui d’ailleurs disposait encore de ses deux bras.

Albert s’engouffra dans la suite d’Édouard comme un courant d’air.

— Vois, vois, lis ! hurlait-il en brandissant le journal froissé sous les yeux d’un Édouard peinant à se réveiller.

À onze heures du matin ! pensa-t-il. Il comprit que l’heure n’avait pas grand-chose à voir avec la somnolence en découvrant, sur la table de nuit, la seringue et l’ampoule vide. Depuis près de deux ans qu’il pratiquait son camarade, Albert disposait d’une bonne expérience lui permettant, au premier coup d’œil, de différencier la prise légère de celle qui allait faire des dégâts. Il s’aperçut, à la manière dont Édouard s’ébrouait, qu’il s’agissait cette fois d’une dose de confort, celle qui permet de neutraliser les effets les plus dévastateurs du manque. Il n’empêche, combien y avait-il eu de doses, d’injections, après la prise massive qui leur avait tant fait peur, à Louise et à lui ?

— Ça va ? demanda-t-il, inquiet.

Pourquoi portait-il l’ensemble acheté au Bon Marché, une tenue destinée aux colonies ? À Paris, elle n’allait pas du tout, c’était même assez ridicule.

Édouard bougea la tête comme s’il sortait de l’eau. Effet des drogues ? La béance dans son visage était bien plus rouge qu’à l’accoutumée, avec la gorge écarlate et le fond tapissé d’un bouillonnement incessant, comme un caramel en train de cuire. Lorsqu’il poussait un cri, Édouard expulsait de la salive en quantité telle que vous étiez obligé de vous reculer pour vous protéger.

Albert ne posa pas de question. L’actualité, l’urgence, c’était le journal.

— Lis !

Édouard se redressa, lut, s’éveilla tout à fait, puis jeta le journal en l’air en hurlant « Rrââââhhh ! », ce qui, chez lui, était un signe de jubilation.