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Quand il ne pensait pas à ce qu’il allait écrire à Cécile, ou à sa mère (à Cécile d’abord, à sa mère ensuite, s’il avait le temps), quand il ne s’appliquait pas à son rôle d’infirmier, Albert ressassait.

Par exemple, cette tête de cheval, auprès de laquelle il s’était retrouvé enseveli, lui revenait souvent à l’esprit. Curieusement, au fil du temps, elle perdit de son caractère monstrueux. Même le relent d’air putride qui en était sorti et qu’il avait inhalé pour essayer de survivre ne lui semblait plus aussi ignoble et écœurant. Par contre, autant l’image de Pradelle, debout au bord du cratère, lui apparaissait avec une exactitude photographique, autant la tête de cheval dont il aurait pourtant voulu conserver le détail fondait, perdait sa couleur et ses traits. Malgré ses efforts de concentration, cette image s’évanouissait et cela provoquait, chez Albert, un sentiment de manque qui, obscurément, l’inquiétait. La guerre se finissait. Ce n’était pas l’heure des bilans, mais l’heure terrible du présent où l’on constate l’étendue des dégâts. À la manière de ces hommes qui étaient restés courbés pendant quatre ans sous la mitraille et qui, au sens propre du terme, ne s’en relèveraient plus et marcheraient ainsi leur existence entière avec ce poids invisible sur les épaules, Albert sentait que quelque chose, il en était certain, ne reviendrait jamais : la sérénité. Depuis plusieurs mois, depuis la première blessure dans la Somme, depuis les interminables nuits où, brancardier, il allait, noué par la crainte d’une balle perdue, chercher les blessés sur le champ de bataille et plus encore depuis qu’il était revenu d’entre les morts, il savait qu’une peur indéfinissable, vibrante, presque palpable, était peu à peu venue l’habiter. À quoi s’ajoutaient les effets dévastateurs de son ensevelissement. Quelque chose de lui était encore sous la terre, son corps était remonté à la surface, mais une partie de son cerveau, prisonnière et terrifiée, était demeurée en dessous, emmurée. Cette expérience était marquée dans sa chair, dans ses gestes, dans ses regards. Angoissé dès qu’il quittait la chambre, il guettait le moindre pas, passait prudemment la tête par une porte avant de l’ouvrir en grand, marchait près des murs, imaginait souvent une présence derrière lui, scrutait les traits de ses interlocuteurs et se tenait toujours à portée d’une issue au cas où. En toutes circonstances, son regard, en alerte, ne cessait d’aller et venir. Au chevet d’Édouard, il avait besoin de regarder par la fenêtre parce que l’atmosphère de la pièce l’oppressait. Il restait sur le qui-vive, tout était l’objet de sa méfiance. Il le savait, c’était parti pour la vie entière. Il devrait maintenant vivre avec cette inquiétude animale, à la manière d’un homme qui se surprend à être jaloux et qui comprend qu’il devra dorénavant composer avec cette maladie nouvelle. Cette découverte l’attrista immensément.

La morphine avait produit son effet. Même si les doses allaient diminuer régulièrement, pour le moment, Édouard avait droit à une ampoule toutes les cinq ou six heures, il ne se tordait plus de douleur et sa chambre ne résonnait plus en permanence de geignements lancinants, ponctués de hurlements à vous glacer le sang. Quand il ne somnolait pas, il semblait flotter, mais devait rester attaché de crainte qu’il ne tente de gratter ses plaies ouvertes.

De leur vivant, Albert et Édouard ne s’étaient jamais fréquentés, ils s’étaient vus, croisés, salués, peut-être un sourire de loin, ici ou là, rien de plus. Édouard Péricourt, un camarade comme tant d’autres, proche et terriblement anonyme. Aujourd’hui, pour Albert, une énigme, un mystère.

Le lendemain de leur arrivée, il s’aperçut que les affaires d’Édouard avaient été posées au pied de l’armoire en bois dont une porte béait et grinçait au moindre courant d’air. N’importe qui pouvait entrer, voler — qui sait ? Albert se décida à les mettre à l’abri. En se saisissant du sac en toile qui devait contenir les effets personnels, Albert dut convenir en son âme et conscience qu’il n’avait pas voulu le faire plus tôt parce qu’il aurait été incapable de résister à la tentation de fouiller. Il ne l’avait pas fait par respect pour Édouard, c’était une raison. Mais, il y en avait une autre. Ça lui rappelait sa mère. Mme Maillard était de ces mères qui fouillent. Toute son enfance, Albert avait déployé des trésors d’ingéniosité pour lui cacher des secrets d’ailleurs insignifiants, que Mme Maillard finissait toujours par découvrir et par brandir devant elle en déversant sur lui des torrents de reproches. Qu’il s’agisse de la photo d’un cycliste découpée dans L’Illustration, de trois vers qu’il avait recopiés d’une anthologie ou de quatre billes et d’un calot gagnés à Soubise à la récréation, Mme Maillard considérait chaque secret comme une trahison. Les jours de grande inspiration, en agitant une carte postale de l’arbre des Roches, au Tonkin, qu’un voisin avait donnée à Albert, elle pouvait se lancer dans un monologue enflammé invoquant tour à tour l’ingratitude des enfants, l’égoïsme particulier du sien et son ardent désir de rejoindre bientôt son pauvre mari pour être enfin soulagée, vous devinez la suite.

Ces pénibles souvenirs s’évanouirent quand Albert tomba, presque aussitôt après avoir ouvert le sac en toile d’Édouard, sur un carnet à la couverture rigide fermé par un élastique, qui avait visiblement bourlingué et qui ne comportait que des dessins au crayon bleu. Albert s’assit là, bêtement, en tailleur, face à l’armoire qui grinçait, immédiatement hypnotisé par ces scènes, pour certaines rapidement crayonnées, pour d’autres travaillées, avec des ombres profondes faites de hachures serrées comme une mauvaise pluie. Tous ces dessins, une centaine, avaient été réalisés ici, sur le front, dans les tranchées, et montraient toutes sortes de moments quotidiens, des soldats écrivant leur courrier, allumant leur pipe, riant à une blague, prêts pour l’assaut, mangeant, buvant, des choses comme ça. Un trait lancé à la va-vite devenait le profil harassé d’un jeune soldat, trois lignes et c’était un visage exténué aux yeux hagards, ça vous arrachait le ventre. Presque rien, à la volée, comme en passant, le moindre coup de crayon saisissait l’essentiel, la peur et la misère, l’attente, le découragement, l’épuisement, ce carnet, on aurait dit le manifeste de la fatalité.

En le feuilletant, Albert en eut le cœur serré. Parce que, dans tout cela, jamais un mort. Jamais un blessé. Pas un seul cadavre. Que des vivants. C’était plus terrible encore parce que toutes ces images hurlaient la même chose : ces hommes vont mourir.

Il rangea les affaires d’Édouard, passablement remué.

5

Sur le recours à la morphine, le jeune médecin resta inébranlable, on ne pouvait pas continuer comme ça, on s’habitue à ce genre de drogue et ça provoque des dégâts, on ne peut pas tout le temps, voyez, non, il va falloir arrêter. Dès le lendemain de l’opération, il avait diminué les doses.

Édouard, qui remontait lentement à la surface, à mesure qu’il redevenait conscient, recommençait à souffrir le martyre et Albert s’inquiéta de ce transport pour Paris qui n’arrivait toujours pas.

Le jeune médecin, interrogé, leva les bras en signe d’impuissance, puis il baissa la voix :

— Trente-six heures ici… Il devrait déjà être transféré, je ne comprends pas. Remarquez, il y a sans cesse des problèmes d’encombrement. Mais ça n’est pas vraiment bon qu’il reste là, vous savez…