Выбрать главу

Il avait un visage extrêmement préoccupé. Dès ce moment, Albert, affolé, se fixa un seul et unique objectif : obtenir dans les meilleurs délais le transfert de son camarade.

Il ne cessa de se démener, alla interroger les sœurs qui, bien que l’hôpital soit maintenant plus calme, continuaient à courir dans les couloirs comme des souris de grenier. Ces démarches n’aboutirent à rien, c’était un hôpital militaire, autant dire un lieu où il est à peu près impossible d’apprendre quoi que ce soit, à commencer par l’identité des personnes qui commandent vraiment.

Il revenait toutes les heures au chevet d’Édouard et attendait que le jeune homme se rendorme. Le reste du temps, il le passait dans les bureaux, dans les allées qui desservaient les principaux bâtiments. Il se rendit même à la mairie.

Au retour d’une de ces démarches, deux soldats faisaient le pied de grue dans le couloir. Leur uniforme propre, leur visage rasé, le halo de confiance en soi qui les entourait, tout dénotait des soldats en poste au QG. Le premier lui remit un document cacheté, tandis que le second, peut-être pour prendre une contenance, posait la main sur son pistolet. Albert pensa que ses réflexes de méfiance n’étaient pas si infondés que ça.

— On est entrés, dit le premier soldat avec l’air de s’excuser.

Il désigna la chambre du pouce.

— Mais après, on a préféré attendre dehors. L’odeur…

Albert pénétra dans la pièce et lâcha aussitôt la lettre qu’il commençait à décacheter pour se précipiter vers Édouard. Pour la première fois depuis son arrivée, le jeune homme avait les yeux presque ouverts, deux oreillers lui avaient été tassés dans le dos, une sœur de passage sans doute, ses mains attachées disparaissaient sous les draps, il dodelinait de la tête et poussait des grognements rauques qui finissaient en gargouillis. Décrit comme ça, on n’aurait pas dit une amélioration franche et positive, mais Albert n’avait eu jusqu’à présent devant lui qu’un corps hurlant et saisi de spasmes violents ou somnolant dans un état assez proche du coma. Ce qu’il voyait là était beaucoup mieux.

Difficile de savoir quel courant secret était passé entre les deux hommes pendant ces journées où Albert avait dormi sur une chaise, mais dès qu’Albert posa la main sur le bord de son lit, Édouard, tirant brusquement sur ses liens, parvint à lui attraper le poignet et le serra avec une force de damné. Tout ce qu’il y avait dans ce geste, personne ne serait à même de le dire. Il condensait toutes les peurs et tous les soulagements, toutes les demandes et toutes les questions d’un jeune homme de vingt-trois ans blessé à la guerre, incertain de son état et souffrant tellement qu’il lui était impossible de situer le siège de la douleur.

— Eh ben, te voilà réveillé, mon grand, dit Albert en tentant de mettre dans ces mots le plus d’enthousiasme possible.

Une voix derrière lui le fit sursauter :

— Va falloir y aller…

Albert se retourna.

Le soldat lui tendait la lettre qu’il avait ramassée par terre.

Il resta près de quatre heures à attendre, assis sur une chaise. Un temps suffisant pour remuer toutes les raisons pour lesquelles un obscur soldat comme lui pouvait être convoqué chez le général Morieux. De la décoration pour fait d’armes à l’état d’Édouard, passons cet inventaire, chacun imagine.

Le résultat de ces heures de cogitations s’effondra en une seconde, lorsqu’il vit, au bout du couloir, apparaître la longue silhouette du lieutenant Pradelle. L’officier le fixa dans les yeux et avança dans sa direction en roulant des épaules. Albert sentit une boule descendre de sa gorge à son estomac, une nausée s’empara de lui qu’il retint à grand-peine. À la vitesse près, c’était le même mouvement qui l’avait précipité dans son trou d’obus. Le lieutenant cessa de le regarder lorsqu’il fut à sa hauteur et qu’il se tourna, tout d’un bloc, pour frapper à la porte du bureau de l’ordonnance du général, derrière laquelle il disparut aussitôt.

Albert, pour digérer ça, il lui aurait fallu du temps, il n’en eut pas. La porte s’ouvrit de nouveau, son nom fut aboyé, il s’avança en chancelant dans le saint des saints qui sentait le cognac et le cigare, peut-être qu’on fêtait la victoire prochaine.

Le général Morieux semblait extrêmement âgé et ressemblait à n’importe lequel de ces vieillards qui avaient envoyé à la mort les générations entières de leurs fils et de leurs petits-fils. Fusionnez les portraits de Joffre et de Pétain avec ceux de Nivelle, de Gallieni et de Ludendorff, vous avez Morieux, des bacchantes de phoque sous des yeux chassieux noyés dans un teint rougeâtre, des rides profondes et un sens inné de son importance.

Albert est tétanisé. Difficile de savoir s’il est concentré, le général, ou en proie à la somnolence. Un côté Koutouzov. Assis derrière son bureau, il est plongé dans des papiers. Devant, face à Albert, dos au général, le lieutenant Pradelle, dont pas un trait ne bouge, le regarde lentement de la tête aux pieds de manière insistante. Les jambes écartées, les mains derrière lui, comme pour l’inspection, il semble se balancer légèrement. Albert comprend le message et rectifie sa position. Il se tient raide, se cambre, il en a mal aux reins. Le silence est lourd. Le phoque lève enfin la tête. Albert se sent tenu de se cambrer davantage. S’il continue, il va se retourner, comme les acrobates de cirque. Normalement, le général devrait le soulager de cette position inconfortable, mais non, il fixe Albert, se racle la gorge, baisse les yeux vers un document.

— Soldat Maillard, articule-t-il.

Albert devrait répondre, « À vos ordres, mon général », ou quelque chose d’approchant, mais aussi lentement qu’aille le général, il ira toujours trop vite pour Albert. Le général le regarde.

— J’ai là un rapport…, reprend-il. Lors de l’attaque de votre unité le 2 novembre, vous avez délibérément tenté de vous soustraire à votre devoir.

Ça, Albert ne l’a pas prévu. Il en a imaginé des choses, mais ça, non. Le général lit :

— Vous vous êtes « réfugié dans un trou d’obus afin de vous dérober à vos obligations »… Trente-huit de vos courageux camarades ont laissé leur vie dans cette attaque. Pour la patrie. Vous êtes un misérable, soldat Maillard. Et je vais même vous dire le fond de ma pensée : vous êtes un salaud !

Albert a le cœur tellement lourd qu’il en pleurerait. Depuis des semaines et des semaines qu’il espère en finir avec cette guerre, ça va donc se terminer ainsi…

Le général Morieux le fixe toujours. Il trouve ça lamentable cette lâcheté, vraiment. Navré devant l’incarnation de l’indignité que représente ce soldat minable, il conclut :

— Mais la désertion n’est pas de mon ressort. Moi, je fais la guerre, vous comprenez ? Vous relevez du tribunal militaire, du conseil de guerre, soldat Maillard.

Albert a relâché la position. Le long de son pantalon, ses mains se mettent à trembler. C’est la mort. Ces histoires de désertion ou de types qui se blessent eux-mêmes pour échapper au front sont présentes dans tous les esprits, rien de nouveau. On a beaucoup entendu parler du conseil de guerre, surtout en 17, quand Pétain est revenu mettre un peu d’ordre dans le boxon. On en a passé on ne sait combien par les armes ; sur la question de la désertion, le tribunal n’a jamais transigé. Il n’y a pas eu beaucoup de fusillés, mais tous sont bel et bien morts. Et très vite. La vitesse d’exécution fait partie de l’exécution. À Albert, il reste trois jours à vivre. Au mieux.