Il doit expliquer, c’est un malentendu. Mais le visage de Pradelle, qui le fixe, ne laisse place à aucun malentendu.
C’est la seconde fois qu’il l’envoie à la mort. On peut survivre à un ensevelissement vivant, avec beaucoup de chance, mais au conseil de guerre…
La sueur ruisselle entre ses omoplates, sur son front, lui brouille la vue. Ses tremblements gagnent en amplitude et il se met à pisser là, debout, très lentement. Le général et le lieutenant regardent la tache s’élargir au niveau de la braguette, descendre vers les pieds.
Dire quelque chose. Albert cherche, ne trouve rien. Le général a repris l’offensive, c’est une chose qu’il connaît, ça, l’offensive, en tant que général.
— Le lieutenant d’Aulnay-Pradelle est formel, il vous a parfaitement vu vous jeter dans le vase. N’est-ce pas, Pradelle ?
— Parfaitement vu, mon général. Tout à fait.
— Alors, soldat Maillard ?
Ce n’est pas faute de chercher les mots si Albert ne peut en articuler un seul. Il bredouille :
— C’est pas ça…
Le général fronce les sourcils.
— Comment, c’est pas ça ? Vous avez participé à l’attaque jusqu’au bout ?
— Euh non…
Il devrait dire « Non, mon général », mais impossible de penser à tout, dans cette situation.
— Vous n’avez pas participé à l’attaque, hurle le général en tapant du poing sur la table, parce que vous étiez dans un trou d’obus ! C’est ça ou c’est pas ça ?
La suite va être difficile à négocier. D’autant que le général tape à nouveau du poing.
— Oui ou non, soldat Maillard ?
La lampe, l’encrier, le sous-main, tout se soulève à l’unisson. Le regard de Pradelle reste planté sur les pieds d’Albert où la tache de pisse s’élargit sur le tapis élimé du bureau.
— Oui, mais…
— Bien sûr que oui ! Le lieutenant Pradelle vous a parfaitement vu, n’est-ce pas, Pradelle ?
— Parfaitement vu, oui, mon général.
— Mais votre lâcheté n’a pas été récompensée, soldat Maillard…
Le général lève un index vengeur.
— Vous avez même failli en mourir, de votre lâcheté ! Vous ne perdez rien pour attendre !
Dans la vie, il y a toujours quelques instants de vérité. Rares, c’est sûr. Dans celle d’Albert Maillard, soldat, la seconde qui vient en fait partie. Cela tient en trois mots qui condensent toute sa foi :
— C’est pas juste.
Une grande phrase, une tentative d’explication, le général Morieux l’aurait balayée d’un revers de main agacé, mais ça… Il baisse la tête. Semble réfléchir. Pradelle regarde maintenant la larme qui perle au bout du nez d’Albert et que celui-ci ne peut pas essuyer, tout figé qu’il est dans sa position. La goutte pend lamentablement, se balance, s’allonge, ne se décide pas à tomber. Albert renifle bruyamment. La goutte frémit, mais ne cède pas. Ça fait juste sortir le général de sa torpeur.
— Pourtant, vos états de service ne sont pas mauvais… Comprends pas ! conclut-il en levant les épaules d’un air impuissant.
Quelque chose vient de se passer, mais quoi ?
— Camp de Mailly, lit le général. La Marne… Mouais…
Il est penché sur ses papiers, Albert ne voit que ses cheveux blancs, clairsemés, qui laissent deviner le rose de son crâne.
— Blessé dans la Somme…, mouais… Ah, l’Aisne aussi ! Brancardier, mouais, ah…
Il remue la tête comme un perroquet mouillé.
La goutte au nez d’Albert se décide enfin à tomber, s’écrase au sol et déclenche une révélation dans son esprit : c’est du flan.
Le général est en train de le lui faire à l’estomac.
Les neurones d’Albert arpentent le terrain, l’histoire, l’actualité, la situation. Quand le général lève les yeux vers lui, il sait, il a compris, la réponse de l’autorité n’est pas une surprise :
— Je vais prendre en compte vos états de service, Maillard.
Albert renifle. Pradelle encaisse. Il a tenté le coup auprès du général, on ne sait jamais. Si ça passait, il se débarrassait d’Albert, témoin gênant. Mais mauvaise pioche, en ce moment on ne fusille pas. Il est beau joueur, Pradelle. Il baisse la tête et ronge son frein.
— En 17, mon vieux, vous étiez bon ! reprend le général. Mais là…
Il lève les épaules d’un air affligé. On sent que, dans son esprit, tout fout le camp. Pour un militaire, une guerre qui se termine, c’est pire que tout. Il a dû chercher, se creuser la tête, le général Morieux, mais il lui a fallu se rendre à l’évidence, malgré ce magnifique cas de désertion, à quelques jours de l’armistice, impossible de justifier un peloton d’exécution. Plus d’actualité. Personne n’admettrait. Contreproductif, même.
La vie d’Albert tient à peu de chose : il ne sera pas fusillé parce que, ce mois-ci, ce n’est pas à la mode.
— Merci, mon général, articule-t-il.
Morieux accueille ces mots avec fatalisme. Remercier un général, en d’autres temps, c’est presque l’insulter, mais là…
L’affaire est réglée. Morieux balaye l’air d’une main lasse, déprimée, quelle défaite ! Vous pouvez disposer.
Qu’est-ce qui lui prend alors, à Albert ? Allez savoir. Il vient de passer à deux doigts du peloton, on dirait que ça ne lui suffit pas.
— J’ai une requête à formuler, mon général, dit-il.
— Ah bon, quoi, quoi ?
Curieusement, ça lui plaît, au général, le coup de la requête. On le sollicite, c’est qu’il sert encore à quelque chose. Il lève un sourcil interrogatif et encourageant. Il attend. À côté d’Albert, on dirait que Pradelle se tend et se durcit. Comme s’il avait changé d’alliage.
— Je voudrais solliciter une enquête, mon général, reprend Albert.
— Ah, par exemple, une enquête ! Et sur quoi, bordel ?
Parce que, autant il aime les requêtes, le général, autant il déteste les enquêtes. C’est un militaire.
— Concernant deux soldats, mon général.
— Qu’est-ce qu’ils ont, ces soldats ?
— Ils sont morts, mon général. Et il serait bon de savoir comment.
Morieux fronce les sourcils. Il n’aime pas les morts suspectes. À la guerre, on veut des morts franches, héroïques et définitives, c’est pour cette raison que les blessés, on les supporte, mais qu’au fond, on ne les aime pas.
— Attendez, attendez…, chevrote Morieux. D’abord, c’est qui, ces gars-là ?
— Les soldats Gaston Grisonnier et Louis Thérieux, mon général. On voudrait savoir comment ils sont morts.
Le « on » est sacrément culotté, ça lui est venu naturellement. Finalement, il a des ressources.
Morieux interroge Pradelle du regard.
— Ce sont les deux disparus de la cote 113, mon général, répond le lieutenant.
Albert est sidéré.
Il les a vus sur le champ de bataille, morts, certes, mais entiers, il a même poussé le vieux, il revoit très bien l’impact des deux balles.
— C’est pas possible…
— Bon Dieu, puisqu’on vous dit qu’ils sont portés disparus ! Hein, Pradelle ?
— Disparus, mon général. Absolument.
— Et puis, éructe le vieux, vous n’allez pas nous faire chier avec les disparus, hein !
Ce n’est pas une question, c’est un ordre. Il est furieux.
— Qu’est-ce que c’est que cette connerie ? bougonne-t-il pour lui-même.
Mais il a besoin d’un peu de soutien.
— Hein, Pradelle ? demande-t-il brusquement.