Il le prend à témoin.
— Absolument, mon général. On ne va pas nous emmerder avec les disparus.
— Ah ! fait le général en regardant Albert.
Pradelle aussi le regarde. Est-ce que ce n’est pas l’ombre d’un sourire qu’on discerne chez cet enfoiré ?
Albert renonce. Tout ce qu’il désire maintenant, c’est la fin de la guerre et rentrer vite à Paris. Entier, si possible. Cette pensée le ramène à Édouard. Le temps de saluer la baderne (il ne claque même pas les talons, c’est tout juste s’il ne met pas un index négligent à sa tempe comme un ouvrier qui vient d’achever sa besogne et rentre chez lui), d’éviter le regard du lieutenant, il court déjà dans les couloirs, saisi d’une intuition comme seuls peuvent en avoir des parents. Il est tout essoufflé quand il ouvre la porte à la volée.
Édouard n’a pas changé de position, mais il se réveille dès qu’il entend Albert s’approcher. Du bout des doigts, il désigne la fenêtre, à côté du lit. C’est vrai que ça pue de manière vertigineuse, dans cette chambre. Albert entrebâille la fenêtre. Édouard le suit des yeux. Le jeune blessé insiste, « plus grand », il fait signe des doigts, « non, moins », « un peu plus », Albert s’exécute, écarte davantage le vantail et, quand il comprend, c’est trop tard. À force de chercher sa langue, de s’écouter proférer des borborygmes, Édouard a voulu savoir ; il se voit maintenant dans la vitre.
L’éclat d’obus lui a emporté toute la mâchoire inférieure ; en dessous du nez, tout est vide, on voit la gorge, la voûte, le palais et seulement les dents du haut, et en dessous, un magma de chairs écarlates avec au fond quelque chose, ça doit être la glotte, plus de langue, la trachée fait un trou rouge humide…
Édouard Péricourt a vingt-quatre ans.
Il s’évanouit.
6
Le lendemain, vers quatre heures du matin, alors qu’Albert venait de le détacher pour changer son alèse, Édouard voulut se jeter par la fenêtre. Mais, en descendant de son lit, il perdit l’équilibre à cause de sa jambe droite qui ne le portait plus et il s’écroula par terre. Grâce à un immense effort de volonté, il parvint à se relever, on aurait dit un fantôme. Il claudiqua lourdement jusqu’à la fenêtre, les yeux exorbités, il tendait les mains, hurlait de chagrin et de douleur, Albert le serra dans ses bras en sanglotant lui aussi, en lui caressant la nuque. Vis-à-vis d’Édouard, Albert se sentait des tendresses de mère. Il passait l’essentiel de son temps à lui faire la conversation pour meubler l’attente.
— Le général Morieux, lui racontait-il, c’est un genre de gros con, tu vois ? Un général, quoi. Il était prêt à m’envoyer devant le conseil de guerre ! Et le Pradelle, cet enfoiré…
Albert parlait, parlait, mais le regard d’Édouard était si éteint qu’il était impossible de savoir s’il comprenait ce qu’on lui disait. La diminution des doses de morphine le laissait réveillé de longs moments, privant Albert des occasions d’aller prendre des nouvelles de ce foutu transport qui n’arrivait pas. Lorsque Édouard commençait à geindre, il ne s’arrêtait plus ; sa voix montait en puissance jusqu’à ce qu’une infirmière vienne pour une autre injection.
En début d’après-midi le jour suivant, alors qu’il arrivait à nouveau bredouille — impossible de savoir si ce transfert était ou non planifié —, Édouard hurlait à la mort, il souffrait terriblement, sa gorge ouverte était rouge vif et, à certains endroits, on distinguait l’apparition de pus stagnant, l’odeur était de plus en plus irrespirable.
Albert quitta aussitôt la chambre et courut jusqu’au bureau des sœurs infirmières. Personne. Il brailla dans le couloir « Quelqu’un ? » Personne. Il repartait déjà mais il s’arrêta brusquement. Il revint sur ses pas. Non, il n’oserait pas. Si ? Il scruta le couloir, à droite, à gauche, les hurlements de son camarade étaient encore dans ses oreilles, ça l’aida, il entra dans la pièce, il savait où ça se trouvait, depuis le temps. Il attrapa la clé dans le tiroir de droite, ouvrit l’armoire vitrée. Une seringue, de l’alcool, des ampoules de morphine. S’il était pris, c’était cuit pour lui, vol de matériel militaire, la trogne du général Morieux se rapprochait à vue d’œil, suivie de l’ombre malfaisante du lieutenant Pradelle… Qui s’occuperait d’Édouard ? se demandait-il avec angoisse. Mais personne ne survint, Albert sortit en nage du bureau, serrant son butin contre son ventre. Il ne savait pas s’il faisait bien, mais ces douleurs devenaient insupportables.
La première injection fut toute une aventure. Il avait souvent assisté les sœurs, mais quand il faut le faire soi-même… Les alèses, l’odeur pestilentielle et maintenant les piqûres… Empêcher un gars de se jeter par la fenêtre, ce n’est déjà pas si facile, pensa-t-il tandis qu’il préparait la seringue ; le torcher, le respirer, le piquer, dans quoi il s’enfonçait ?
Il avait glissé une chaise sous la poignée de la porte pour éviter toute entrée intempestive. Ça ne se passa pas trop mal. Albert avait bien estimé la dose ; elle devrait faire la jonction avec la prochaine administrée par la sœur.
— Au petit poil, tu vas voir, tout va aller beaucoup mieux.
C’est vrai que ça s’arrangea. Édouard se détendit, s’endormit. Même pendant son sommeil, Albert continua de lui parler. Et de réfléchir à la question de ce transfert fantôme. Il arriva à la conclusion qu’il fallait remonter à la source : se rendre au bureau des personnels.
— Quand tu es tranquille, expliqua-t-il, ça m’embête, tu sais. Mais comme je ne suis pas sûr que tu vas être raisonnable…
À regret, il attacha Édouard à son lit et sortit.
Dès qu’il quittait la chambre, il surveillait ses arrières et rasait les murs, mais en courant, pour être absent le moins longtemps possible.
— Ça, c’est la meilleure de l’année ! dit le type.
Il s’appelait Grosjean. Le bureau des personnels était une petite pièce dotée d’une minuscule fenêtre et dont les étagères croulaient sous les dossiers à sangle. Derrière l’une des deux tables noyées sous les papiers, les listes, les rapports, le caporal Grosjean avait l’air accablé.
Il ouvrit un large registre, suivit les colonnes d’un index marron de nicotine en bougonnant :
— C’est qu’on en a eu des blessés ici, tu peux pas savoir…
— Si.
— Si, quoi ?
— Si, je peux savoir.
Grosjean leva la tête de son registre et le regarda fixement. Albert mesura son erreur, comment se rattraper, mais Grosjean avait déjà replongé, absorbé dans sa recherche.
— Merde, je le connais ce nom-là…
— Forcément, dit Albert.
— Bah oui, forcément, mais où qu’il est, sacré b…?
Soudain, il hurla :
— Là !
Il venait de remporter une victoire, on le voyait tout de suite.
— Péricourt, Édouard ! Je le savais ! Là ! Ah, je le savais !
Il renversa le registre vers Albert, son gros index soulignant le bas d’une page. Il tenait à prouver à quel point il avait raison.
— Et alors ? demanda Albert.
— Eh bien, ton pote, il est enregistré.
Il appuya sur ce mot, « enregistré ». Dans sa bouche, il prenait valeur de verdict.
— C’est ce que je te disais ! Je m’en souvenais, je ne suis pas encore gâteux, merde, à la fin !
— Et alors ?
Le type en ferma les yeux de bonheur. Il les rouvrit.
— Il est enregistré ici (il tapait de l’index sur le registre) et après, on rédige le bon de transfert.