Et de solution, il n’y en a qu’une seule.
Le service des personnels. Le bureau du caporal Grosjean.
Albert tente d’imaginer les conséquences d’un acte pareil. Lui qui a échappé de justesse au tribunal militaire s’apprête — en supposant qu’il y arrive… — à trafiquer des écritures, à sacrifier des vivants et à ressusciter des morts.
Cette fois, c’est le peloton. Ne pas réfléchir.
Édouard, terrassé par l’épuisement, vient enfin de s’endormir. Albert jette un œil à l’horloge murale, se lève, ouvre la porte de l’armoire.
Il plonge la main dans le sac d’Édouard et en retire son livret militaire.
Il va être midi, dans quatre minutes, trois, deux… Albert se lance, remonte le couloir en longeant le mur, frappe à la porte du bureau et l’ouvre sans attendre. Au-dessus de la table surchargée de Grosjean : midi moins une.
— Salut, dit Albert.
Il a tenté la jovialité. Mais, à presque midi, la stratégie enjouée a peu de chances de réussir face à un estomac vide. Grosjean grommelle. Qu’est-ce qu’il veut, cette fois, et à cette heure en plus ? Dire merci. Ça l’assoit, le Grosjean. Il avait levé une fesse de sa chaise, prêt à refermer son registre, mais « merci », c’est vraiment le genre de truc qu’il n’a pas entendu depuis le début de la guerre. Il ne sait pas comment réagir.
— Bah, y a pas de quoi…
Albert monte au créneau, en remet une louche :
— Ton idée du duplicata… Vraiment, merci, mon pote va être transféré cet après-midi.
Grosjean retrouve ses esprits, se lève, s’essuie les mains sur son pantalon taché d’encre. Il a beau être flatté par ces remerciements, il est quand même midi. Albert passe à l’attaque :
— Je cherche deux autres copains…
— Ah…
Grosjean enfile sa veste.
— Je ne sais pas ce qu’ils sont devenus. Ici, on me dit qu’ils sont portés disparus. Là, on me dit qu’ils sont blessés, transférés…
— J’en sais pas plus, moi !
Grosjean se dirige vers la porte en passant devant Albert.
— C’est dans les registres…, suggère timidement Albert.
Grosjean ouvre la porte en grand.
— Tu repasses après la bouffe, dit-il, et on regarde ensemble.
Albert écarquille les yeux avec l’air du type qui vient d’avoir une sacrément bonne idée.
— Si tu veux, je peux chercher pendant que tu vas manger !
— Ah non, j’ai des ordres, je peux pas !
Il pousse Albert, ferme la porte à clé et s’immobilise. Albert est de trop. Il dit merci, à tout à l’heure, et emprunte le couloir. Le transfert d’Édouard doit intervenir dans une heure ou deux, Albert se tord les mains, merde, merde, merde, se répète-t-il en boucle, son impuissance l’anéantit.
Quelques mètres plus loin, de regret, il se retourne. Grosjean est toujours dans le couloir et le regarde s’éloigner.
Albert s’avance vers la cour, l’idée commence à germer. Il revoit Grosjean devant la porte de son bureau, à attendre… attendre quoi ? Le temps de trouver la réponse, Albert a déjà fait demi-tour et marche d’un pas qu’il espère ferme, il va falloir aller très vite. Il arrive à la porte, mais voilà un soldat, là-bas, Albert est tétanisé, c’est le lieutenant Pradelle qui passe, sans tourner la tête, heureusement, et qui disparaît. Albert reprend ses esprits, on entend d’autres bruits de pas, nombreux, des rires, des cris, des voix qui se dirigent vers le réfectoire. Albert s’arrête devant le bureau de Grosjean, passe la main au-dessus du chambranle, trouve la clé, la saisit, l’enfonce dans la serrure, fait un tour, ouvre, entre, la referme aussitôt. Il est dos à la porte, comme dans un trou d’obus. Face à lui, des registres. Des tonnes de registres. Du sol au plafond.
À la banque, il avait souvent eu affaire à ce genre d’archives, avec les étiquettes gommées et les inscriptions manuscrites à l’encre bleue qui se délavent avec le temps. Mais il lui fallut tout de même près de vingt-cinq minutes pour trouver les registres dont il avait besoin. Il était inquiet, plus fort que lui, il regardait sans cesse cette porte, comme si elle risquait de s’ouvrir à n’importe quel moment. Il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il dirait.
Il était midi trente quand il parvint à réunir les trois registres complémentaires. Sur chacun, les écritures se succédaient, différentes, administratives, déjà vieilles, c’est fou comme ça meurt vite un nom de famille. Encore près de vingt minutes pour trouver, et là, c’était dans son caractère, il commença à hésiter. Comme si le choix avait de l’importance… Prends le premier, se dit-il. Il regarda l’horloge et la porte avec l’impression que l’une et l’autre avaient changé de taille, qu’elles occupaient toute la place dans la pièce. Il pensa à Édouard qui était seul, attaché…
Midi quarante-deux.
Il avait sous les yeux le registre des morts à l’hôpital dont la famille n’avait pas encore été informée. La liste s’arrêtait au 30 octobre.
Boulivet, Victor. Né le 12 février 1891. Tué le 24 octobre 1918. Personnes à prévenir, les parents : Dijon.
À cet instant, ce ne furent pas tant les scrupules qui l’assaillirent que les précautions à prendre. Albert comprit qu’avec son camarade, il avait maintenant charge d’âme et ne pouvait pas faire n’importe quoi, comme pour lui. Il devait faire les choses convenablement, efficacement. Or, s’il donnait à Édouard l’identité d’un soldat mort, ce soldat, lui, redeviendrait vivant. Ses parents allaient donc l’attendre. Demander des nouvelles. On enquêterait, il ne serait pas difficile de remonter le fil. Albert secoua la tête en imaginant les conséquences, pour Édouard comme pour lui, s’ils étaient confondus pour faux et usage de faux (et sans doute bien d’autres chefs d’inculpation dont il n’avait même pas idée).
Albert se mit à trembler. Il avait déjà facilement ce genre de réaction avant la guerre, quand il prenait peur, on aurait dit qu’il frissonnait. Il regarda l’heure, le temps passait vite, il se tordait les mains au-dessus du registre. Tournait les pages.
Dubois, Alfred. Né le 24 septembre 1890. Mort le 25 octobre 1918 — marié, deux enfants, la famille vit à Saint-Pourçain.
Mon Dieu, comment faire ? Au fond, il n’avait rien promis à Édouard, il avait dit « Je vais voir », ce n’est pas un engagement ferme, ce genre de phrase. C’est… Albert chercha le mot en continuant néanmoins de tourner les pages.
Évrard, Louis. Né le 13 juin 1892. Mort le 30 octobre 1918. Personnes à prévenir, les parents : Toulouse.
Voilà, il ne réfléchissait pas assez, il ne prévoyait pas, il se lançait comme un fou, plein de bonnes intentions, et ensuite… Sa mère avait raison…
Goujou, Constant. Né le 11 janvier 1891. Mort le 26 octobre 1918 — marié. Domicile : Mornant.
Albert leva les yeux. Même l’horloge était contre lui, elle avait accéléré son rythme, pas possible autrement, il était déjà une heure, deux grosses gouttes de sueur tombèrent sur le registre, il chercha un buvard, regarda la porte, pas de buvard, il tourna la page. La porte va s’ouvrir, que va-t-il dire ?
Et soudain, voilà.
Eugène Larivière. Né le 1er novembre 1893. Mort le 30 octobre 1918, la veille de son anniversaire. Eugène avait vingt-cinq ans, ou presque. À prévenir : Assistance publique.
Pour Albert, c’est un miracle. Pas de parents, juste l’administration, autant dire personne.
Albert a vu, tout à l’heure, les boîtes contenant les livrets militaires, il lui faut quelques minutes pour mettre la main sur celui de Larivière, ce n’est pas si mal classé. Il est treize heures cinq. Grosjean est large et lourd, avec du ventre, le genre qui doit bouffer pas mal. Ne pas s’affoler, il ne devrait pas sortir du réfectoire avant treize heures trente. Quand même, faire vite.
Attachée sur le livret, il trouve la demi-plaque d’identité de Larivière, l’autre moitié est restée sur le corps. Ou elle a été clouée sur la croix. Peu importe. La photo d’Eugène Larivière montre un jeune homme ordinaire, tout à fait le genre de visage qu’on ne reconnaîtrait plus si on lui arrachait la mâchoire inférieure. Albert glisse le livret dans sa poche. Il en saisit deux autres, au hasard, qu’il met dans l’autre poche. Perdre un livret, c’est un accident, en égarer plusieurs, c’est le bordel, c’est plus militaire, ça passera mieux. Le temps d’ouvrir le second registre, l’encrier, de prendre le porte-plume, de respirer à fond pour s’arrêter de trembler, il écrit « Édouard Péricourt » (il regarde sa date de naissance et l’ajoute ainsi que son numéro de matricule) et il inscrit : « Tué le 2 novembre 1918 ». Il dépose le livret d’Édouard dans la boîte aux morts. Sur le dessus. Avec la demi-plaque sur laquelle figurent son identité et son matricule. Dans une semaine ou deux, sa famille sera prévenue qu’un fils, un frère, est mort au champ d’honneur. L’imprimé est passe-partout. Il n’y a plus qu’à ajouter le nom du mort, c’est facile, pratique. Même dans les guerres mal organisées, l’administration arrive toujours à suivre, tôt ou tard.
Treize heures quinze.
Le reste sera plus rapide. Il a vu Grosjean travailler et sait où se trouvent les carnets à souches. Il vérifie : sur le carnet en cours, le duplicata concernant le transfert d’Édouard est le dernier rédigé. Albert prend, tout en dessous de la pile, un carnet vierge. Personne ne vérifie les numéros. Avant qu’on s’aperçoive qu’il manque un bon dans un carnet du dessous, la guerre sera terminée, on aura même eu le temps d’en entamer une seconde. En un tournemain, il établit un duplicata de bon de transfert au nom d’Eugène Larivière. Quand il donne le dernier coup de tampon, il se rend compte qu’il est en nage.
Il range rapidement tous les registres, jette un œil à l’ensemble de la pièce pour voir s’il ne laisse rien derrière lui, puis colle son oreille à la porte. Aucun bruit, sauf très loin. Il sort, verrouille, repose la clé sur le chambranle et repart en rasant le mur.
Édouard Péricourt vient de mourir pour la France.
Et Eugène Larivière, ressuscité des morts, a désormais une longue vie devant lui pour s’en souvenir.