Albert a vu, tout à l’heure, les boîtes contenant les livrets militaires, il lui faut quelques minutes pour mettre la main sur celui de Larivière, ce n’est pas si mal classé. Il est treize heures cinq. Grosjean est large et lourd, avec du ventre, le genre qui doit bouffer pas mal. Ne pas s’affoler, il ne devrait pas sortir du réfectoire avant treize heures trente. Quand même, faire vite.
Attachée sur le livret, il trouve la demi-plaque d’identité de Larivière, l’autre moitié est restée sur le corps. Ou elle a été clouée sur la croix. Peu importe. La photo d’Eugène Larivière montre un jeune homme ordinaire, tout à fait le genre de visage qu’on ne reconnaîtrait plus si on lui arrachait la mâchoire inférieure. Albert glisse le livret dans sa poche. Il en saisit deux autres, au hasard, qu’il met dans l’autre poche. Perdre un livret, c’est un accident, en égarer plusieurs, c’est le bordel, c’est plus militaire, ça passera mieux. Le temps d’ouvrir le second registre, l’encrier, de prendre le porte-plume, de respirer à fond pour s’arrêter de trembler, il écrit « Édouard Péricourt » (il regarde sa date de naissance et l’ajoute ainsi que son numéro de matricule) et il inscrit : « Tué le 2 novembre 1918 ». Il dépose le livret d’Édouard dans la boîte aux morts. Sur le dessus. Avec la demi-plaque sur laquelle figurent son identité et son matricule. Dans une semaine ou deux, sa famille sera prévenue qu’un fils, un frère, est mort au champ d’honneur. L’imprimé est passe-partout. Il n’y a plus qu’à ajouter le nom du mort, c’est facile, pratique. Même dans les guerres mal organisées, l’administration arrive toujours à suivre, tôt ou tard.
Treize heures quinze.
Le reste sera plus rapide. Il a vu Grosjean travailler et sait où se trouvent les carnets à souches. Il vérifie : sur le carnet en cours, le duplicata concernant le transfert d’Édouard est le dernier rédigé. Albert prend, tout en dessous de la pile, un carnet vierge. Personne ne vérifie les numéros. Avant qu’on s’aperçoive qu’il manque un bon dans un carnet du dessous, la guerre sera terminée, on aura même eu le temps d’en entamer une seconde. En un tournemain, il établit un duplicata de bon de transfert au nom d’Eugène Larivière. Quand il donne le dernier coup de tampon, il se rend compte qu’il est en nage.
Il range rapidement tous les registres, jette un œil à l’ensemble de la pièce pour voir s’il ne laisse rien derrière lui, puis colle son oreille à la porte. Aucun bruit, sauf très loin. Il sort, verrouille, repose la clé sur le chambranle et repart en rasant le mur.
Édouard Péricourt vient de mourir pour la France.
Et Eugène Larivière, ressuscité des morts, a désormais une longue vie devant lui pour s’en souvenir.
Édouard respirait mal, il se tournait dans tous les sens et aurait roulé d’un bord à l’autre du lit sans les liens aux chevilles et aux poignets. Albert lui tenait les épaules, les mains, lui parlait sans cesse. Il lui racontait. Tu t’appelles Eugène, j’espère que ça te plaît, parce qu’il n’y avait que ça en magasin. Mais pour qu’il se marre, lui… Ça continuait de l’intriguer, Albert, de savoir comment il ferait plus tard quand il aurait envie de rigoler.
Et enfin, il arriva.
Albert le comprit tout de suite, un fourgon qui fumait tout noir et qui se gara dans la cour. Pas le temps d’attacher Édouard, Albert fila à la porte, dégringola l’escalier quatre à quatre et appela l’infirmier qui, un papier à la main, cherchait autour de lui où s’adresser.
— C’est pour le transfert ? demanda Albert.
Le gars sembla soulagé. Le collègue chauffeur venait de les rejoindre. Ils montèrent lourdement en portant une civière dont le tissu était roulé autour des montants en bois et suivirent Albert dans le couloir.
— Je vous préviens, dit Albert, ça cocotte là-dedans.
Le brancardier, le gros, leva les épaules, on a l’habitude. Il ouvrit la porte.
— Effectivement…, dit-il.
C’est vrai que, même pour Albert, dès qu’il s’éloignait, au retour, l’odeur de putréfaction le prenait à la gorge.
Ils disposèrent la civière au sol. Le gros, celui qui commandait, posa son papier sur le chevet et fit le tour du lit. Ça ne traîna pas. L’un attrapa les pieds, l’autre la tête, et « à trois »…
« Un », on prit son élan.
« Deux », on souleva Édouard.
« Trois », au moment où les deux infirmiers hissèrent le blessé pour le coucher dans la civière, Albert saisit le duplicata posé sur le chevet et le remplaça par celui de Larivière.
— Vous avez de la morphine à lui donner ?
— On a ce qu’il faut, t’inquiète, dit le petit.
— Tiens, ajouta Albert, c’est son livret militaire. Je te le donne à part, tu vois, c’est pour si on venait à perdre ses affaires, tu comprends.
— T’inquiète, répéta l’autre en saisissant le livret.
On arriva en bas de l’escalier, on sortit dans la cour. Édouard dodelinait de la tête, les yeux dans le vide. Albert monta dans le fourgon et se pencha sur lui.
— Allez, Eugène, du courage, ça va aller, tu vas voir.
Albert avait envie de pleurer. Derrière lui, le brancardier dit :
— Faut qu’on y aille, mon pote !
— Oui, oui, répondit Albert.
Il saisit les mains d’Édouard. C’est ça dont il se souviendrait toujours, ses yeux à cet instant, mouillés, fixes, qui le regardaient, lui.
Albert l’embrassa sur le front.
— À bientôt, hein ?
Il descendit du fourgon et, avant que la porte se referme, il lança :
— Je viendrai te voir !
Albert chercha son mouchoir, leva la tête. Encadré dans une fenêtre ouverte, au deuxième étage, le lieutenant Pradelle observait la scène en sortant tranquillement son étui à cigarettes.
Pendant ce temps, le camion démarra.
Quand il quitta la cour de l’hôpital, il souffla une fumée noire qui resta dans l’air comme un brouillard d’usine et dans lequel s’évanouit l’arrière du fourgon. Albert se tourna vers le bâtiment. Pradelle avait disparu. La fenêtre du second étage était refermée.
Un coup de vent survint qui balaya la fumée. La cour était vide. Albert se sentit vide, lui aussi, désespéré. Il renifla, tâta ses poches pour prendre son mouchoir.
— Merde, dit-il.
Il avait oublié de rendre à Édouard son carnet de dessins.
Les jours suivants, un nouveau souci naquit dans l’esprit d’Albert qui ne le laissa pas en repos. S’il était mort, lui, est-ce qu’il voudrait que Cécile reçoive une lettre officielle, autant dire un formulaire, comme ça, tout sec, annonçant qu’il était mort et voilà tout ? Sa mère, n’en parlons pas. Quel que soit le papier, en pareil cas, elle le baignerait de larmes généreuses avant de l’accrocher dans le salon.
Cette question de savoir s’il fallait ou non prévenir la famille le taraudait depuis qu’il avait retrouvé, au fond de son sac, le livret militaire volé lorsqu’il était allé chercher une nouvelle identité pour Édouard.
C’était un livret au nom d’Évrard, Louis. Né le 13 juin 1892.
Albert ne se souvenait plus à quelle date était mort ce soldat, dans les derniers jours de la guerre forcément, mais quand ? Il se rappelait toutefois que les parents à prévenir habitaient Toulouse. Il devait parler avec un accent, ce gars-là. Dans quelques semaines, quelques mois, comme personne ne retrouverait sa trace, que son livret militaire ferait défaut, il passerait pour disparu et c’en serait terminé d’Évrard, Louis, comme s’il n’avait jamais existé. Quand ses parents mourraient à leur tour, qui resterait-il pour se souvenir d’Évrard, Louis ? Tous ces morts, ces disparus, n’étaient-ils pas déjà en si grand nombre qu’il soit nécessaire qu’Albert en fabrique de nouveau ? Et tous ces pauvres parents condamnés à pleurer dans le vide…