Выбрать главу

Alors prenez d’un côté Eugène Larivière, d’un autre Louis Évrard, mettez Édouard Péricourt au milieu, donnez le tout à un soldat comme Albert Maillard et vous le plongerez dans la tristesse la plus complète.

Il ne savait rien de la famille d’Édouard Péricourt. L’adresse, sur les documents, était située dans un quartier chic, c’était tout. Mais face à la mort d’un fils, chic ou pas, ça ne changeait pas grand-chose. La lettre d’un camarade était souvent la première que recevait la famille parce que l’administration, autant elle est pressée quand il s’agit de vous envoyer à la mort, autant pour prévenir en cas de décès…

Albert aurait bien rédigé cette lettre, il pensait qu’il saurait trouver les mots, mais il ne se détachait pas de l’idée que c’était un mensonge.

Dire à des gens qui vont avoir toute cette peine que leur fils est mort alors qu’il est vivant. Quoi faire ? D’un côté un mensonge, de l’autre un remords. Un pareil dilemme pouvait l’occuper pendant des semaines.

C’est en feuilletant le carnet qu’il se décida enfin. Il l’avait posé à son chevet et le regardait très souvent. Ces dessins étaient devenus une part de sa vie, mais ce carnet ne lui appartenait pas. Il fallait le rendre. Il en déchira le plus soigneusement qu’il pût les dernières pages qui, quelques jours plus tôt, avaient servi aux deux hommes de carnet de conversation.

Il savait qu’il ne rédigeait pas très bien. Un matin, pourtant, il se lança.

Madame, Monsieur,

Je suis Albert Maillard, un camarade de votre fils Édouard, et j’ai l’immense peine de vous annoncer qu’il est mort au combat le 2 novembre dernier. L’administration va vous prévenir officiellement, mais je peux vous dire qu’il est mort en héros, alors qu’il chargeait l’ennemi pour défendre la patrie.

Édouard m’avait laissé un carnet de dessins à votre intention, pour le cas où il lui arriverait quelque chose. Le voici.

Soyez tranquilles qu’il repose en paix dans un petit cimetière qu’il partage avec d’autres camarades et je vous assure que tous les soins ont été apportés pour qu’il soit bien là où il est.

Je me…

7

Eugène, mon cher camarade…

On ne savait pas s’il y avait encore la censure, le courrier ouvert, lu, surveillé. Dans le doute, Albert prenait des précautions et l’appelait par son nouveau prénom. Auquel, d’ailleurs, Édouard s’était accoutumé. C’était même curieux, ce retour de l’histoire. S’il n’avait pas trop envie de penser à ces choses-là, les souvenirs remontaient malgré lui.

Il avait connu deux garçons nommés Eugène. Le premier en petite classe, un maigre avec des taches de rousseur, on ne l’entendait jamais, mais ce n’était pas celui-là qui avait vraiment compté, c’était l’autre. Ils s’étaient rencontrés au cours de dessin où Édouard se rendait en cachette de ses parents, il passait beaucoup de temps avec lui. De toute manière, Édouard devait tout faire en cachette. Heureusement qu’il y avait Madeleine, sa sœur aînée, elle arrangeait toujours tout, du moins tout ce qui était arrangeable. Eugène et Édouard, parce qu’ils étaient amants, avaient ensemble préparé l’entrée aux Beaux-Arts. Eugène n’était pas assez doué, il n’avait pas été reçu. Ensuite, ils s’étaient perdus de vue, Édouard avait appris sa mort en 1916.

Eugène, mon cher camarade,

Crois bien que j’apprécie beaucoup les nouvelles que tu me donnes, mais vois-tu, depuis quatre mois, rien que des dessins, jamais un mot, pas une phrase… C’est sans doute que tu n’aimes pas écrire, je peux le comprendre. Mais…

Dessiner était plus simple parce que les mots ne venaient pas. Ça n’aurait tenu qu’à lui, il n’aurait même pas écrit du tout, mais ce garçon, Albert, était plein de bonne volonté, il avait fait ce qu’il avait pu. Édouard ne lui reprochait rien… Encore que… un peu quand même. Somme toute, c’est en lui sauvant la vie qu’il était arrivé là où il était. Il y était allé de son plein gré, mais comment dire, il ne parvenait pas à exprimer ce qu’il ressentait, cette injustice… Ce n’était la faute de personne et c’était celle de tout le monde. Mais il faut bien mettre un nom sur les choses et, s’il n’y avait pas eu ce soldat Maillard pour se faire enterrer vivant, il serait chez lui, entier. Quand cette idée l’envahissait, il pleurait, impossible de se retenir, de toute façon on pleurait pas mal ici, cet établissement, c’était le rendez-vous des larmes.

Lorsque les douleurs, l’angoisse, le chagrin se taisaient un moment, ils cédaient la place à une rumination dans laquelle la figure Albert Maillard s’effaçait devant celle du lieutenant Pradelle. Édouard n’avait rien compris de cette histoire d’entrevue avec un général, de conseil de guerre évité de justesse… Cette séquence remontait à la veille de son transfert, lorsqu’il était abruti par les analgésiques, ce qui subsistait demeurait flou, parsemé de trous. Ce qui était très net, en revanche, c’était le profil du lieutenant Pradelle, immobile au milieu de la mitraille, regardant à ses pieds, s’éloignant, puis ce mur de terre qui s’effondrait… Même s’il ne comprenait pas pourquoi, il ne faisait aucun doute pour Édouard que Pradelle était pour quelque chose dans ce qui était arrivé. N’importe qui se serait mis à bouillir instantanément. Mais autant il avait su rassembler son courage sur le champ de bataille pour aller chercher un camarade, autant, à présent, il était vidé de toute son énergie. Il regardait ses pensées comme des images plates, lointaines, qui n’auraient eu qu’un rapport indirect avec lui, sans place ni pour la colère, ni pour l’espoir.

Édouard était terriblement déprimé.

… et je t’assure que ça n’est pas toujours facile de comprendre ta vie. Je ne sais pas seulement si tu manges à ta faim, si les médecins causent un peu avec toi et si, comme je l’espère, il est enfin question d’une greffe, comme je me suis laissé dire, et d’ailleurs je t’en avais parlé.

Cette histoire de greffe… On n’en était plus là. Albert était très loin du compte, son approche de la situation était purement théorique. Toutes ces semaines d’hôpital n’avaient servi qu’à endiguer les infections et à procéder au « replâtrage », c’était le mot du chirurgien, le professeur Maudret, chef de service à l’hôpital Rollin, avenue Trudaine, un grand gaillard, un rouquin d’une énergie folle. Six fois, il avait opéré Édouard.

— On peut dire que nous sommes des intimes, vous et moi !

Chaque fois il avait expliqué, dans le détail, les raisons de l’intervention, ses limites, l’avait « resituée dans la stratégie d’ensemble ». Il n’était pas médecin militaire pour rien, c’était un homme doté d’une foi inébranlable, fruit des centaines d’amputations et de résections conduites dans les postes de première urgence, jour et nuit, parfois même dans des fossés.

Il n’y a pas si longtemps qu’on avait enfin permis à Édouard de se regarder dans une glace. Évidemment, pour les infirmières et les médecins qui avaient récupéré un blessé dont le visage n’était qu’une immense plaie de chairs sanglantes où ne subsistaient plus que la luette, l’entrée d’une trachée et, à l’avant, une rangée de dents miraculeusement indemnes, pour tous ceux-là, le spectacle qu’offrait maintenant Édouard était très réconfortant. Ils tenaient des propos très optimistes, mais leur satisfaction était balayée par le désespoir infini qui s’emparait des hommes quand, pour la première fois, ils se trouvaient confrontés à ce qu’ils étaient devenus.