D’où le discours sur l’avenir. Essentiel pour le moral des victimes. Plusieurs semaines avant de replacer Édouard face à un miroir, Maudret avait entonné son couplet :
— Dites-vous bien ceci : ce que vous êtes aujourd’hui n’a rien à voir avec ce que vous serez demain.
Il appuyait sur le « rien », c’était un énorme rien.
Il dépensait d’autant plus d’énergie qu’il sentait le peu d’effet de son discours sur Édouard. Certes, la guerre avait été meurtrière au-delà de l’imaginable, mais si on regardait le bon côté des choses, elle avait aussi permis de grandes avancées en matière de chirurgie maxillofaciale.
— D’immenses avancées, même !
On avait montré à Édouard des appareils dentaires de mécanothérapie, des têtes en plâtre équipées de tiges en acier, toutes sortes de dispositifs d’aspect moyenâgeux qui étaient le dernier cri de la science orthopédique. Des appâts, en fait, car Maudret, en fin tacticien, avait procédé à une sorte d’encerclement de la personne d’Édouard, pour mieux le conduire à ce qui constituait le point d’orgue de ses propositions thérapeutiques :
— La greffe Dufourmentel !
On vous prélevait des lanières de peau sur le crâne qu’on vous sanglait ensuite sur le bas du visage.
Maudret lui montra quelques clichés de blessés réparés. Voilà, pensa Édouard, vous donnez à un médecin militaire un type dont la trombine a été totalement écrabouillée par d’autres militaires, et il vous restitue un gnome tout à fait présentable.
La réponse d’Édouard fut très sobre.
— Non, écrivit-il simplement en grandes lettres sur son cahier de conversation.
Alors, à son corps défendant — curieusement il n’aimait pas trop cela —, Maudret évoqua les prothèses. Vulcanite, métal léger, aluminium, on disposait de tout ce qu’il fallait pour lui poser une nouvelle mâchoire. Et pour les joues… Édouard n’attendit pas la suite pour attraper son grand cahier et écrire à nouveau :
— Non.
— Quoi, non…? demanda le chirurgien. Non à quoi ?
— Non à tout. Je reste comme ça.
Maudret ferma les yeux d’un air entendu, montrant qu’il comprenait ; les premiers mois, on rencontrait fréquemment ce type d’attitude, le refus, un effet de la dépression post-traumatique. Un comportement qui s’arrangeait avec le temps. Même défiguré, tôt ou tard, on redevient raisonnable, c’est la vie.
Mais quatre mois plus tard, après mille insistances et à un moment où tous les autres, sans exception, avaient accepté de s’en remettre aux chirurgiens pour limiter les dégâts, le soldat Larivière, lui, continuait de s’arc-bouter sur son refus : je reste comme ça.
Disant cela, il avait les yeux fixes, vitreux, butés.
On rappela les psychiatres.
Bon, en même temps, avec tes dessins, je crois quand même que je comprends l’essentiel. La chambre que tu occupes maintenant me semble plus grande et plus spacieuse que la précédente, non ? Ce sont des arbres qu’on aperçoit dans la cour ? Bien sûr, je ne vais pas prétendre que tu es bien heureux d’être là-bas, mais c’est, vois-tu, que je ne sais pas quoi faire pour toi d’où je suis. Je me sens terriblement impuissant.
Merci pour le croquis de la petite sœur Marie-Camille.
Jusqu’à présent, tu t’arrangeais pour me la montrer de dos ou de profil et je comprends pourquoi tu voulais la garder pour toi, vieux chenapan, parce qu’elle est bien aimable. Je t’avouerais même que si je n’avais déjà ma Cécile…
En fait, il n’y avait aucune sœur dans cet établissement, que des civiles, des femmes très bienveillantes, avec beaucoup de compassion. Mais il fallait trouver des choses à raconter à Albert qui lui écrivait jusqu’à deux fois par semaine. Les premiers dessins d’Édouard étaient très maladroits, sa main tremblait beaucoup et il voyait mal. Sans compter qu’opération après opération, il souffrait toujours beaucoup. Sur un profil à peine esquissé, Albert avait cru discerner une « jeune sœur ». Allons-y pour une sœur, s’était dit Édouard, quelle importance. Il l’appela Marie-Camille. À travers ses lettres, il s’était forgé une certaine image d’Albert et il avait tenté de donner à cette religieuse imaginaire le genre de visage qu’un type comme lui devait aimer.
Bien qu’ils soient déjà liés par une histoire commune dans laquelle chacun avait joué sa vie, les deux hommes ne se connaissaient pas et leur relation était compliquée par un mélange obscur de mauvaise conscience, de solidarité, de ressentiment, d’éloignement et de fraternité. Édouard nourrissait vis-à-vis d’Albert une rancune vague, mais considérablement atténuée par le fait que son camarade lui avait trouvé une identité de rechange lui évitant de rentrer chez lui. Il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il allait devenir maintenant qu’il n’était plus Édouard Péricourt, mais il préférait n’importe quelle vie à celle dans laquelle il aurait fallu affronter, dans cet état, le regard de son père.
À propos de Cécile, elle m’a écrit une lettre. Pour elle aussi, cette fin de guerre est trop longue. On se promet du bon temps pour mon retour, mais, au ton qu’elle emploie, je sens comme elle est fatiguée de tout ça. Au début, elle allait voir ma mère plus souvent que maintenant. Je ne peux guère lui en vouloir d’y aller moins, je t’ai parlé de ma mère, c’est la vraie bouteille à l’encre, cette femme-là.
Merci mille fois pour la tête de cheval. Je t’ai beaucoup embêté… Là, je la trouve vraiment très bien, très expressive, les yeux globuleux comme tu as fait, la bouche entrouverte. Tu sais, c’est idiot, mais je me demande souvent comment on l’appelait cette bête. Comme si j’avais besoin de lui donner un nom.
Combien en avait-il dessiné, des têtes de cheval, pour Albert ? Toujours trop étroite, tournée de ce côté, non, finalement de l’autre côté, avec les yeux plus… comment dire, non, ce n’était jamais vraiment ça. Un autre qu’Édouard aurait tout envoyé promener, mais il sentait l’importance pour son camarade de retrouver, pour la conserver, la tête de ce bourrin qui lui avait peut-être sauvé la vie. Cette demande masquait un autre enjeu trouble et profond qui le concernait lui, Édouard, sur lequel il ne parvenait pas à mettre de mots. Il s’était attelé à la tâche, exécutant des dizaines de croquis, essayant de suivre les indications maladroites qu’Albert, avec force excuses et remerciements, lui donnait lettre après lettre. Il s’apprêtait à renoncer lorsqu’il s’était remémoré une tête de cheval esquissée par Vinci, une sanguine croyait-il se souvenir, pour une statue équestre et dont il s’était servi pour modèle. Albert, en la recevant, avait sauté de joie.
Lorsqu’il lut ces mots, Édouard comprit enfin ce qui s’était joué.
Maintenant qu’il avait donné à son camarade sa tête de cheval, il posa son crayon et décida de ne plus le reprendre.