Il ne dessinerait jamais plus.
Ici, le temps n’en finit pas. Te rends-tu compte que l’armistice a été signé en novembre dernier, que nous voilà en février et toujours pas démobilisés ? Il y a des semaines que nous ne servons plus à rien… On nous a dit toutes sortes de choses pour expliquer cette situation, mais va savoir ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas. Ici, c’est comme au front, les rumeurs circulent plus vite que les nouvelles. Il paraît que les Parisiens vont bientôt se rendre en excursion avec Le Petit Journal sur les champs de bataille du côté de Reims, ça n’empêche, on pourrit encore sur pied dans des conditions qui vont, comme nous, de mal en pis. Parfois, je te jure, on se demande si on n’était pas mieux sous la mitraille, au moins, on avait l’impression de servir à quelque chose, à gagner la guerre. J’ai honte de me plaindre à toi de mes petits bobos, mon pauvre Eugène, tu dois te dire que je ne connais pas mon bonheur et que je suis là à me lamenter. Tu aurais bien raison, ce qu’on peut être égoïste tout de même.
À voir comme ma lettre est toute bousculée (je ne sais jamais tenir mon fil, c’était pareil à l’école), je me demande si je ne ferais pas mieux de me mettre au dessin…
Édouard écrivit au docteur Maudret qu’il refusait toute intervention esthétique de quelque ordre que ce soit et demanda à être rendu à la vie civile dans les meilleurs délais.
— Avec cette tête-là ?
Furieux, le médecin. Il avait la lettre d’Édouard dans la main droite, de l’autre il lui tenait fermement l’épaule face au miroir.
Édouard regarda longuement ce magma boursouflé dans lequel il retrouvait, perdus, comme voilés, les caractères du visage qu’il avait connu. Les chairs, repliées, composaient des gros coussins d’un blanc laiteux. Au milieu de la face, le trou, en partie résorbé par ce travail d’étirement et de retournement des tissus, était une sorte de cratère plus lointain qu’auparavant, mais toujours aussi rougeoyant. On aurait dit un contorsionniste de cirque capable d’avaler entièrement ses joues et sa mâchoire inférieure, et incapable de faire le chemin inverse.
— Oui, confirma Édouard, avec cette tête-là.
8
C’est un brouhaha permanent. Des milliers de soldats passent ici, repassent, séjournent, arrivent et s’entassent dans un chaos indescriptible. Le Centre de démobilisation est plein comme un œuf, on doit libérer les hommes par vagues de plusieurs centaines, mais personne ne sait comment s’y prendre, les ordres vont et viennent, l’organisation ne cesse de changer. Les soldats mécontents, harassés, se saisissent de la moindre information, aussitôt c’est comme une houle, ça soulève un cri, presque une menace. Des gradés dépassés traversent la foule à grands pas, répondant à la cantonade, sur un ton excédé : « J’en sais pas plus que vous, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ! » À cet instant, des coups de sifflet retentissent, tout le monde tourne la tête, le rouleau d’exaspération se déplace, c’est un type qui gueule, là-bas, au fond, on entend juste « Des papiers ? Mais merde, quels papiers ? » et une autre voix « Hein, comment ça, livret militaire ? » Par réflexe, chacun tape sur sa poche de poitrine ou sur l’arrière de son pantalon, on s’interroge du regard, « Ça fait quatre heures qu’on est là, merde à la fin ! », « Te plains pas, moi ça fait trois jours ! ». Un autre demande : « C’est où que tu m’as dit, pour les brodequins ? » Mais il paraît qu’il n’y a plus que des grandes tailles. « On fait quoi, alors ? » Un type survolté. Pourtant, il n’est que première classe et il parle à un capitaine comme s’il s’adressait à un employé. Il est sacrément en pétard, il répète : « Hein ? On fait quoi ? » L’officier s’absorbe dans sa liste, coche des noms. Le première classe, rageur, tourne les talons en grommelant des choses à peine compréhensibles, sauf un mot « fumiers… ». Le capitaine fait comme s’il n’avait rien entendu, il est rouge, sa main tremble, mais il y a tellement de monde que même ça est emporté dans la foule et disparaît comme de l’écume, déjà deux types se balancent des coups de poing dans l’épaule en se disputant. « C’est ma vareuse, que je te dis », hurle le premier, « Bah merde, dit l’autre, manquerait plus que ça ! », mais il lâche aussitôt et s’en va, il a essayé, il recommencera ; des vols, il y en a pas mal, tous les jours, il faudrait ouvrir un bureau spécial pour ça, un bureau par catégorie de réclamation, c’est impossible, vous imaginez ? C’est ce que se disent les gars qui font la queue pour la soupe. Tiède. Depuis le début. On ne comprend pas, le café est chaud, la soupe est froide. Depuis le début. Pour le reste du temps, quand on ne fait pas la queue, soit on tente de se renseigner (« Mais le train pour Mâcon, quand même, il est bien marqué ! » dit un type. « Bah oui, il est marqué, sauf qu’il est pas là, qu’est-ce que tu veux que je te dise à la fin ! »).
Hier, un train est enfin parti pour Paris, quarante-sept wagons, de quoi transporter mille cinq cents hommes, on en a entassé plus de deux mille, fallait voir, serrés comme des sardines, mais heureux. Il y a eu des vitres cassées, des gradés sont arrivés qui ont parlé de « déprédations », les gars ont dû descendre, le train a pris encore une heure de retard sur les dix qu’il avait déjà, finalement il s’est ébranlé, ça gueulait de partout, ceux qui partaient, ceux qui restaient. Et, quand il n’y a plus eu que des panaches de fumée sur la campagne toute plate, on s’est avancé dans les rangs, on a cherché un regard qu’on connaissait pour glaner un renseignement, reposer les mêmes questions, quelle unité est démobilisée, dans quel ordre se font les choses, bon Dieu, est-ce qu’il n’y a pas quelqu’un qui commande ? Si, mais commander quoi ? Personne n’y comprend rien. On attend. La moitié des soldats ont dormi par terre, dans leur capote, on avait davantage de place dans la tranchée. Bon, ça n’est pas comparable, ici s’il n’y a pas les rats, on a quand même les poux parce que ce sont des bêtes qu’on transporte sur soi. « On ne peut même pas écrire à la famille quand c’est qu’on sera à la maison », râle un soldat, un vieux, buriné, le regard éteint, il se plaint, on sent le fatalisme. On pensait qu’un train supplémentaire allait arriver, et il est arrivé, mais, au lieu d’emporter les trois cent vingt gars qui attendaient, il en a ramené deux cents de plus, des nouveaux, on ne sait plus où les mettre.
L’aumônier essaye de traverser les files de soldats qui s’étirent, il est bousculé, sa tasse de café se vide à moitié par terre, un petit gars lui fait un clin d’œil : « Dites donc, il est pas gentil avec vous, le bon Dieu ! », il se marre. L’aumônier serre les mâchoires et tâche de dégoter une place sur un banc, il paraît qu’ils vont en rapporter d’autres, des bancs, mais quand, ça, personne ne sait. En attendant, ceux qui sont là sont pris d’assaut. L’aumônier trouve une place parce que les gars se serrent, ce serait un officier, il irait se faire voir, mais un curé…
La foule, ça n’était pas bon pour l’anxiété d’Albert. Il était crispé vingt-quatre heures sur vingt-quatre. On ne pouvait pas seulement se poser quelque part sans être bousculé par les uns ou par les autres. Et le chahut, les cris le perturbaient terriblement, lui rentraient dans la tête, il n’arrêtait pas de sursauter et passait la moitié de son temps à se retourner. Parfois, comme si des écoutilles se fermaient, le bruit de la foule cessait soudainement autour de lui, remplacé par des échos sourds, étouffés, comme des explosions d’obus entendues de dessous la terre.