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C’était encore plus fréquent depuis qu’il avait aperçu le capitaine Pradelle, là-bas au fond de la halle. Campé sur ses jambes écartées, sa position favorite, les mains dans le dos, il observait ce spectacle lamentable avec la sévérité d’un homme que la médiocrité des autres navre, mais n’atteint pas. En repensant à lui, Albert leva les yeux, fixa la foule des soldats autour de lui, saisi d’une angoisse. Il ne voulait pas en parler à Édouard, du capitaine Pradelle, mais il avait l’impression qu’il était partout, comme un mauvais esprit, qu’il planait toujours quelque part, à proximité, prêt à fondre sur lui.

Tu aurais raison, ce qu’on peut être égoïste tout de même. À voir comme ma lettre est décousue…

— Albert !

C’est que, vois-tu, nos têtes, à tous, sont aussi bien embrouillées. Quand on a…

— Albert, merde quoi !

Le caporal-chef, furieux, le saisit par l’épaule, le secoua en lui désignant la pancarte. Albert replia précipitamment ses feuilles éparses et courut en rassemblant ses affaires tant bien que mal, serrant ses papiers contre lui à travers la foule des soldats qui faisaient le pied de grue, en file indienne.

— Tu ressembles pas trop à la photo…

Le gendarme avait la quarantaine satisfaite (ventre rond, presque gras, à se demander comment il était parvenu à se nourrir ainsi pendant quatre ans) et suspicieuse. Le genre d’homme qui a le sens du devoir. C’est un truc saisonnier, le sens du devoir. Par exemple, depuis l’armistice, c’était une denrée plus fréquente qu’avant. Par ailleurs, Albert était une proie facile. Plus très bagarreur. Envie de rentrer. Envie de dormir.

— Albert Maillard…, reprit le gendarme en détaillant le livret militaire.

Pour un peu, il l’aurait regardé par transparence. Clairement, il doutait, observant le visage d’Albert et se confortant dans son diagnostic : « Ne ressemble pas à la photo. » En même temps, la photo remontait à quatre ans, fanée, usée… Justement, se dit Albert, pour un type fané et usé comme moi, ça ne tombe pas si mal. Mais le préposé, lui, ne le considérait pas de cet œil-là. Il y avait tant de tricheurs, d’arnaqueurs et d’escrocs par les temps actuels. Il hochait la tête, regardait tour à tour le document et le visage d’Albert.

— C’est une photo d’avant, risqua Albert.

Autant le visage du soldat apparaissait douteux au fonctionnaire, autant « avant » lui sembla un concept clair. Pour tout le monde, « avant » était une idée absolument cristalline. N’empêche.

— Bah oui, reprit-il, « Albert Maillard », je veux bien, moi, mais des Maillard, j’en ai deux maintenant.

— Des « Albert » Maillard, vous en avez deux ?

— Non. Des « A. Maillard », et « A », ça peut être pour Albert.

Le gendarme était assez fier de cette déduction qui soulignait sa subtilité.

— Oui, dit Albert, pour Alfred aussi. Ou pour André. Pour Alcide.

Le gendarme le regarda par en dessous et plissa les yeux comme un gros chat.

— Et pourquoi que ça serait pas pour Albert ?

Évidemment. À cette solide hypothèse, Albert n’avait rien à opposer.

— Et il est où, l’autre Maillard ? demanda-t-il.

— Bah, c’est le problème : il est parti avant-hier.

— Vous l’avez laissé partir sans avoir son prénom ?

Le gendarme ferma les yeux, il était pénible d’avoir à expliquer des choses aussi simples.

— On avait son prénom, on l’a plus, les dossiers sont remontés hier à Paris. Pour ceux qui sont partis, j’ai juste ce registre et ici (il pointa un doigt péremptoire sur la colonne des patronymes), c’est « A. Maillard ».

— Si on ne retrouve pas les papiers, je continue la guerre tout seul ?

— Ça serait que de moi, reprit le gendarme, je te laisserais passer. Mais c’est que je me fais engueuler, moi, tu comprends… Si j’enregistre un type qu’est pas le bon, qui c’est qui prend, c’est mézigue ! T’imagines pas le nombre de resquilleurs qu’on voit ! En ce moment, c’est fou ce que vous pouvez paumer vos papiers ! Si on comptait tous ceux qui ont perdu leur carnet de pécule pour toucher deux fois l’indemnité…

— Et c’est si grave que ça ? demanda Albert.

Le gendarme fronça les sourcils, comme s’il comprenait subitement qu’il avait devant lui un bolchevik.

— Depuis la photo, j’ai été blessé dans la Somme, expliqua Albert pour calmer le jeu. C’est peut-être à cause de ça, pour la photo…

Le gendarme, ravi d’avoir à exercer sa sagacité, détailla tour à tour la photo et le visage, passant de l’une à l’autre de plus en plus vite, à la fin de quoi il décréta « C’est possible. » On sentait pourtant que le compte n’y était pas. Derrière, les autres soldats commençaient à s’impatienter. On perçut des éclats encore timides, mais ça n’allait pas tarder à chahuter…

— Un problème ?

Cette voix cloua Albert sur place tant elle dégageait d’ondes négatives, comme une bouffée de venin. Dans son champ visuel, il ne distingua d’abord qu’un ceinturon. Il sentit qu’il se mettait à trembler. Ne pisse pas dans ton froc.

— Bah, c’est que…, dit le gendarme en tendant le livret militaire.

Albert leva enfin la tête et reçut, comme un poignard, le regard clair et corrosif du capitaine d’Aulnay-Pradelle. Toujours aussi brun, avec tous ces poils et d’une présence folle. Pradelle saisit le livret sans cesser de fixer Albert.

— Des « A. Maillard », j’en ai deux, continua le gendarme. Et moi, la photo me fait hésiter…

Pradelle ne regardait toujours pas le document. Albert baissa les yeux vers ses chaussures. C’était plus fort que lui, il ne pouvait pas soutenir ce regard-là. Encore cinq minutes et une goutte allait perler à l’extrémité de son pif.

— Celui-là, je le connais…, lâcha Pradelle. Je le connais parfaitement.

— Ah bon, fit le gendarme.

— C’est bien Albert Maillard…

Le débit de Pradelle était terriblement lent, comme s’il mettait tout son poids sur chaque phonème.

— … aucun doute là-dessus.

L’arrivée du capitaine avait calmé tout le monde, instantanément. Les soldats s’étaient tus comme s’ils avaient été surpris par une éclipse. Il dégageait un truc, ce Pradelle, qui vous glaçait, quelque chose de Javert. Il devait y avoir des gardiens avec cette tête-là, dans les Enfers.

J’ai hésité avant de t’en parler, mais je me décide quand même : j’ai eu des nouvelles d’A.P. Je te le donne en mille : il a été promu capitaine ! Comme quoi, à la guerre, il vaut mieux être une crapule qu’un soldat. Et il est ici, il commande un service au Centre de démobilisation. L’effet que ça m’a fait de le retrouver… Tu n’imagines pas mes rêves depuis que je l’ai croisé de nouveau.

— N’est-ce pas qu’on se connaît, soldat Albert Maillard ?

Albert releva enfin les yeux.

— Oui, mon lieut…, mon capitaine. On se connaît…

Le gendarme ne dit plus rien, regarda ses tampons et ses registres d’un air absorbé. L’atmosphère était saturée de vibrations malsaines.

— Je connais notamment votre héroïsme, soldat Albert Maillard, articula Pradelle avec un demi-sourire condescendant.

Il le détailla des pieds à la tête, remonta au visage. Il prenait tout son temps. Albert avait l’impression que le sol se dérobait lentement sous ses pieds, comme s’il était debout sur des sables mouvants, et c’est ce qui le fit réagir, un réflexe de panique :