— C’est l’avantage… de la guerre, balbutia-t-il.
Il y eut un grand silence autour d’eux. Pradelle pencha la tête sur une question silencieuse.
— Chacun… y montre sa vraie nature, compléta difficilement Albert.
Un demi-sourire s’esquissa sur les lèvres de Pradelle. En certaines circonstances, elles n’étaient plus qu’un fil horizontal qui s’étirait simplement, comme une mécanique. Albert comprit son malaise : le capitaine Pradelle ne cillait pas, jamais, ce qui rendait son regard fixe, mordant. Ça n’a pas de larmes, ces animaux-là, pensa-t-il. Il avala sa salive et baissa les yeux.
Dans mes rêves, parfois je le tue, je l’embroche à la baïonnette. Parfois nous sommes ensemble, toi et moi, et il passe un sale quart d’heure, je te prie de le croire. Parfois, aussi, je me retrouve devant le conseil de guerre, je finis face au peloton, normalement je devrais refuser le bandeau sur les yeux, être courageux, quoi. Au contraire, je dis d’accord, parce que le seul tireur, c’est lui, et il me sourit en visant, l’air vraiment content de lui… Quand je suis réveillé, je rêve encore que je le tue. Mais c’est surtout à toi que je pense, mon pauvre camarade, quand le nom de ce salaud me revient à l’esprit. Je ne devrais pas te dire ces choses, je sais bien…
Le gendarme se racla la gorge.
— Bon bah… si vous le connaissez, mon capitaine…
Le brouhaha reprit, d’abord timidement, puis plus fort.
Albert leva enfin les yeux, Pradelle avait disparu, le gendarme était déjà penché sur son registre.
Depuis le matin, tout le monde s’était hurlé dessus, dans un vacarme continuel. Le Centre de démobilisation n’avait cessé de résonner de cris et de vociférations et, subitement, en fin de journée, le découragement sembla saisir ce grand corps à l’agonie. Les guichets fermèrent, les officiers allèrent dîner, les sous-officiers, épuisés, soufflaient par habitude sur leur café pourtant tiède, assis sur des sacs. Les tables de l’administration étaient débarrassées. Jusqu’au lendemain.
Les trains qui n’étaient pas là n’arriveraient plus.
Ce ne serait pas encore pour aujourd’hui.
Demain peut-être.
En même temps, attendre, c’est ce qu’on fait depuis la fin de la guerre. Ici, c’est un peu comme dans les tranchées finalement. On a un ennemi qu’on ne voit jamais, mais qui pèse sur nous de tout son poids. On est dépendant de lui. L’ennemi, la guerre, l’administration, l’armée, tout ça, c’est un peu pareil, des trucs auxquels personne ne comprend rien et que personne ne sait arrêter.
Bientôt, ce fut la nuit. Ceux qui avaient déjà mangé commençaient à digérer en rêvassant, on s’allumait des cigarettes. Fatigué de la journée, de s’être débattu comme un diable, et pour pas grand-chose, on se sentait patient et généreux ; maintenant que tout était calmé, on partageait les couvertures, on donnait du pain quand il en restait. On retirait ses chaussures et, peut-être à cause de la lumière, les visages semblaient plus creusés, tout le monde avait vieilli, la lassitude, tous ces mois harassants et ces démarches interminables, on se disait qu’on n’en finirait jamais avec cette guerre. Certains entamaient une partie de cartes, on allait jouer les godillots trop petits qu’on n’avait pas pu échanger, on rigolait, on disait des blagues. On en avait gros sur le cœur.
… voilà comment ça finit, une guerre, mon pauvre Eugène, un immense dortoir de types épuisés qu’on n’est même pas foutu de renvoyer chez eux proprement. Personne pour vous dire un mot ou seulement vous serrer la main. Les journaux nous avaient promis des arcs de triomphe, on nous entasse dans des salles ouvertes aux quatre vents. L’« affectueux merci de la France reconnaissante » (j’ai lu ça dans Le Matin, je te jure, mot pour mot) s’est transformé en tracasseries permanentes, on nous mégote 52 francs de pécule, on nous pleure les vêtements, la soupe et le café. On nous traite de voleurs.
— Chez moi, quand on va arriver, dit l’un en rallumant sa cigarette, ça va être une sacrée fête…
Personne ne répondit. Le doute flottait dans tous les esprits.
— T’es d’où ? demanda-t-on.
— De Saint-Viguier-de-Soulage.
— Ah…
Ça ne disait rien à personne, mais ça sonnait joliment.
Je vais te laisser pour aujourd’hui. Je pense à toi, mon cher camarade, et j’ai hâte de te voir, c’est la première chose que je ferai en rentrant à Paris, juste après avoir été retrouver ma Cécile, tu le comprends bien. Soigne-toi, écris-moi quand même si tu peux, sinon, les dessins, c’est très bien aussi, je les garde tous, qui sait ? Quand tu seras un grand artiste, je veux dire : connu, peut-être que ça me rendra riche.
Je t’adresse une bonne poignée de main.
Après une longue nuit passée dans la résignation, au matin, on s’étira. Le jour était à peine levé, des sous-officiers placardaient déjà des feuilles à grands coups de marteau. On se précipita. Des trains étaient confirmés pour le vendredi, dans deux jours. Deux trains vers Paris. Chacun cherchait son nom, celui des camarades. Albert patientait, recevant des coups de coude dans les côtes, se faisant marcher sur les pieds. Il parvint à forcer le passage, suivit de l’index une liste, une deuxième, se déplaça en crabe, troisième liste, et le voilà enfin, Albert Maillard, c’est moi, le train de nuit.
Vendredi, départ 22 heures.
Le temps de faire tamponner son bulletin de transport, d’aller à la gare avec tous les gars, il faudrait partir une bonne heure plus tôt. Il voulut écrire à Cécile, mais se reprit vite, ça ne servait à rien. On avait assez de fausses nouvelles comme ça.
Comme bien d’autres soldats, il ressentit un soulagement. Même si l’information risquait d’être démentie, même fausse, elle faisait du bien.
Albert avait confié ses affaires à un Parisien qui faisait son courrier, afin de profiter de l’éclaircie. La pluie s’était arrêtée dans la nuit, le temps serait-il en train de virer au beau, on se demandait, chacun y allait de son pronostic en regardant les nuages. Et le matin, comme ça, même si on avait pas mal de sujets de préoccupation, chacun sentait comme c’est bon, quand même, d’être vivant. Le long des barrières qu’on avait tirées pour délimiter le camp, des dizaines de soldats étaient déjà alignés, comme tous les jours, pour discuter le bout de gras avec des villageois venus voir comment ça se passait, des mômes qui espéraient toucher un fusil, et des visiteurs, on ne sait d’où ils sortaient ni comment ils étaient venus. Des gens, quoi. C’était marrant d’être parqué comme ça et de parler avec le vrai monde à travers les barrières. Il restait du tabac à Albert, une chose dont il ne se séparait pas. Par chance, comme il y avait pas mal de soldats très fatigués qui traînaient longtemps dans leur paletot avant de se décider à se lever, on trouvait des boissons chaudes plus facilement que dans la journée. Il avança vers les barrières et resta là un long moment à fumer sa cigarette et à siroter son café. Au-dessus de lui, des nuages blancs passaient à toute vitesse. Il marcha jusqu’à l’entrée du camp, échangea quelques mots avec des gars, ici et là. Mais il évita les informations, décidé à attendre sereinement qu’on l’appelle, plus envie de courir, on finirait bien par le renvoyer chez lui. Cécile, dans sa dernière lettre, lui avait donné un numéro de téléphone où il pourrait laisser un message quand il connaîtrait son jour de retour. Depuis qu’elle le lui avait envoyé, ce numéro lui brûlait les doigts, il aurait voulu le composer tout de suite, parler à Cécile, lui dire comme il lui languissait de rentrer, d’être enfin avec elle, et tant d’autres choses, mais c’était juste un endroit où laisser une commission, chez M. Mauléon qui tenait la quincaillerie à l’angle de la rue des Amandiers. Déjà, il faudrait trouver un téléphone pour appeler. Il aurait plus vite fait de rentrer à la maison directement sans s’arrêter.