Pas mal de monde à la barrière. Albert s’offrit une seconde cigarette, il flânait. Des gens de la ville étaient là, qui parlaient aux soldats. Ils avaient des mines tristes. Des femmes cherchant un fils, un mari, tendaient des photos à bout de bras, tu parles, une aiguille dans une meule de foin. Les pères, quand il y en avait, restaient derrière. C’étaient toujours les femmes qui se démenaient, qui interrogeaient, qui continuaient leur lutte silencieuse, se levaient tous les matins avec un reste d’espoir à épuiser. Les hommes, eux, n’y croyaient plus depuis longtemps. Les soldats sollicités répondaient vaguement, hochaient la tête, toutes les photos se ressemblaient.
Une poigne se posa sur son épaule. Albert se retourna et, aussitôt, ce fut la nausée, le cœur en alerte maximum.
— Ah ! Soldat Maillard, je vous cherchais !
Pradelle passa une main sous son bras et le força à marcher.
— Suivez-moi !
Albert n’était plus sous les ordres de Pradelle, mais il le suivit précipitamment, l’effet de l’autorité, serrant son sac contre lui.
Ils longèrent les barrières.
La jeune fille était plus petite qu’eux. Vingt-sept, vingt-huit ans peut-être, pas très jolie, pensa Albert, mais assez charmante. En fait, on ne savait pas trop. Sa veste devait être en hermine, Albert n’en était pas certain ; une fois, Cécile lui avait montré de ces manteaux-là, à la vitrine de magasins inabordables, ça lui avait fait de la peine de ne pas pouvoir entrer dans la boutique pour lui en acheter un. La jeune femme portait un manchon assorti et une toque, en forme de cloche, évasée vers l’avant. Le genre qui avait les moyens de faire simple sans faire pauvre. Elle avait un visage ouvert, de grands yeux foncés qui s’achevaient en un faisceau de minuscules ridules, des cils très noirs, longs et une bouche petite. Non, pas très jolie, mais elle s’arrangeait bien. Et puis, on comprenait tout de suite que c’était une femme de caractère.
Elle était émue. Elle tenait dans ses mains gantées une feuille de papier qu’elle déplia pour la tendre à Albert.
Pour se donner une contenance, il la saisit et fit mine de la lire, ça n’était pas la peine, il savait parfaitement de quoi il retournait. Un formulaire. Son regard attrapa des mots : « mort pour la France », « PAR SUITE : de blessures reçues sur le champ de bataille… », « Inhumé à proximité ».
— Mademoiselle s’intéresse à l’un de vos camarades, tué au combat, dit froidement le capitaine.
La jeune femme lui tendit une seconde feuille qu’il manqua de lâcher, il la rattrapa de justesse, elle poussa un petit « oh ! ».
C’était son écriture à lui.
Madame, Monsieur,
Je suis Albert Maillard, un camarade de votre fils Édouard, et j’ai l’immense peine de vous annoncer qu’il est mort…
Il rendit les documents à la jeune fille qui lui offrit une main froide, douce et ferme.
— Je m’appelle Madeleine Péricourt. Je suis la sœur d’Édouard…
Albert fit oui de la tête. Édouard et elle se ressemblaient. Les yeux. Personne ne savait comment poursuivre.
— Je suis désolé, dit Albert.
— Mademoiselle, expliqua Pradelle, est venue me trouver sur la recommandation du général Morieux… (il se tourna vers elle), qui est un grand ami de votre père, n’est-ce pas ?
Madeleine confirma d’un signe de tête, mais en regardant toujours Albert à qui le nom de Morieux provoqua un précipité dans l’estomac ; il se demanda anxieusement comment ça finirait, instinctivement il serra les fesses, se concentra sur sa vessie. Pradelle, Morieux… Le sac n’allait pas tarder à se refermer.
— En fait, poursuivit le capitaine, Mlle Péricourt aimerait se recueillir sur la tombe de son pauvre frère. Mais elle ne sait pas où il est enterré…
Le capitaine d’Aulnay-Pradelle posa lourdement sa main sur l’épaule du soldat Maillard pour le contraindre à le regarder. Ça semblait un geste de camaraderie, Madeleine devait le trouver drôlement humain, le capitaine, cette saloperie qui fixait Albert avec un sourire aussi discret que menaçant. Albert connecta mentalement le nom de Morieux à celui de Péricourt, puis à « un ami de votre père »… Il n’était pas difficile de voir que le capitaine soignait ses relations et qu’il avait plus d’avantages à rendre service à la demoiselle qu’à livrer la vérité qu’il connaissait parfaitement. Il tenait Albert enfermé dans son mensonge sur la mort d’Édouard Péricourt et il suffisait d’observer son comportement pour deviner qu’il garderait le poing bien serré tant qu’il y trouverait du bénéfice.
Mlle Péricourt, elle, ne regardait pas Albert, elle le scrutait avec un espoir démesuré, elle fronça les sourcils comme pour l’aider à parler. Lui agita la tête sans un mot.
— C’est loin d’ici ? demanda-t-elle.
Très jolie voix. Et comme Albert ne répondait rien :
— La demoiselle, articula patiemment le capitaine Pradelle, vous demande si c’est loin d’ici, le cimetière où vous avez enterré son frère, Édouard.
Madeleine interrogea l’officier du regard. Il est idiot, votre soldat ? Il comprend ce qu’on lui dit ? Elle chiffonna un peu la lettre. Son regard faisait des allers-retours du capitaine à Albert puis d’Albert au capitaine.
— Assez loin…, risqua Albert.
Madeleine montra son soulagement. Assez loin voulait dire pas trop loin. Et en tout cas : je me souviens de l’endroit. Elle respirait. Quelqu’un savait. On devinait qu’elle avait pas mal couru pour en arriver là. Elle ne se permit pas de sourire, évidemment, l’occasion ne s’y prêtait pas, mais elle était calme.
— Vous pouvez m’expliquer comment y aller ?
— Ça…, répondit Albert précipitamment, c’est pas facile… Vous savez, c’est de la campagne, pour trouver des repères…
— Vous pourriez nous y conduire, alors ?
— Maintenant ? demanda Albert avec inquiétude. C’est que…
— Oh non ! Pas tout de suite !
La réponse de Madeleine Péricourt avait fusé, elle le regretta aussitôt, se mordit la lèvre, chercha de l’appui chez le capitaine Pradelle.
Et là il se passa une drôle de chose : tout le monde comprit de quoi il retournait exactement.
Une petite parole prononcée trop vite et c’était fini. Et ça changeait bougrement la donne.
Pradelle fut le plus rapide, comme toujours :
— Mlle Péricourt veut se recueillir sur la tombe de son frère, vous voyez…
Il insista sur chaque syllabe, comme si chacune contenait un sens précis, autonome.
Se recueillir. Ben voyons. Et pourquoi pas tout de suite ?
Pourquoi attendre ?
Parce que, pour faire ce qu’elle voulait, il fallait un peu de temps et surtout beaucoup de discrétion.