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Et comble de malchance pour quelqu’un qui, dans quelques instants, va être enseveli vivant, il souffre d’un petit fond de claustrophobie.

Tout gamin, à l’idée que sa mère risquait de fermer la porte de sa chambre en partant, il sentait monter des écœurements. Il ne disait rien, restait couché, il ne voulait pas peiner sa mère qui expliquait toujours qu’elle avait déjà bien des malheurs. Mais la nuit, le noir, ça l’impressionnait. Et même plus tard, il n’y a pas si longtemps, avec Cécile, quand ils jouaient dans les draps. Lorsqu’il se retrouvait entièrement recouvert, il perdait sa respiration, la panique le gagnait. D’autant que parfois Cécile le serrait entre ses jambes pour le retenir. Pour voir, disait-elle en riant. Bref, mourir étouffé est la mort qui lui ferait le plus peur. Heureusement, il n’y pense pas sinon, à côté de ce qui l’attend, être prisonnier des cuisses soyeuses de Cécile, même avec la tête sous les draps, c’est paradisiaque. S’il pensait à ça, ça lui donnerait envie de mourir, à Albert.

Ce qui ne tomberait d’ailleurs pas mal car c’est ce qui va se passer. Mais pas tout de suite. Tout à l’heure, quand l’obus décisif va s’écraser à quelques mètres de son abri et soulever une gerbe de terre haute comme un mur qui va s’effondrer et le recouvrir tout entier, il ne lui restera pas longtemps à vivre, ce sera toutefois suffisant pour se rendre vraiment compte de ce qui lui arrive. Albert sera pris d’un désir sauvage de survivre comme doivent le ressentir les rats de laboratoire quand on les saisit par les pattes arrière, ou les porcs qu’on va égorger, les vaches qu’on va abattre, une sorte de résistance primitive… Il va falloir attendre un peu pour cela. Attendre que ses poumons blanchissent à la recherche de l’air, que son corps s’épuise dans une tentative désespérée pour se dégager, que sa tête menace d’exploser, que son esprit soit gagné par la folie, que… n’anticipons pas.

Albert se retourne, regarde une dernière fois vers le haut, ce n’est pas si loin que ça, finalement. Simplement, c’est trop loin pour lui. Il tâche de rassembler ses forces, de ne penser à rien d’autre que ça, remonter, sortir de ce trou. Il reprend son barda, son fusil, s’agrippe et, malgré la fatigue, commence à escalader la pente. Pas facile. Ses pieds glissent, glissent sur l’argile boueuse, ne trouvent pas de prise, il a beau enfoncer ses doigts dans la terre, cogner de toutes ses forces de la pointe du pied pour tenter de se ménager des appuis, rien n’y fait, il retombe. Il se déleste alors de son fusil, de son sac. S’il fallait se déshabiller tout entier, il n’hésiterait pas. Il se vautre contre la paroi et recommence à ramper sur le ventre, ses gestes sont ceux d’un écureuil dans une cage, il gratte dans le vide et retombe toujours au même endroit. Il ahane, il geint puis il hurle. La panique le gagne. Il sent monter les larmes, tape du poing contre le mur de glaise. Le bord n’est pas si loin, merde quoi, en tendant le bras il pourrait presque le toucher, mais ses semelles patinent, chaque centimètre conquis est aussitôt reperdu. Il faut sortir de ce putain de trou ! se hurle-t-il. Et il va y arriver. Mourir oui, un jour, mais pas maintenant, non, ce serait trop bête. Il va sortir de là et le lieutenant Pradelle, il ira le chercher jusque chez les Boches s’il le faut, il le trouvera et il le tuera. Ça lui donne du courage, l’idée de buter cet enculé.

Il s’arrête un instant sur ce triste constat : les Boches, depuis plus de quatre ans qu’ils essayent, n’ont pas réussi à le tuer et c’est un officier français qui va le faire.

Merde.

Albert s’agenouille et ouvre son sac. Il sort tout, pose son quart entre ses jambes ; il va étendre sa capote contre la paroi glissante, planter dans la terre tout ce qu’il a sous la main pour servir de crampon, il se tourne et c’est exactement à ce moment-là que l’obus se fait entendre quelques dizaines de mètres au-dessus de lui. Soudain inquiet, Albert lève la tête. Depuis quatre ans, il a appris à distinguer les obus de soixante-quinze des quatre-vingt-quinze, les cent cinq des cent vingt… Sur celui-là, il hésite. Ce doit être à cause de la profondeur du trou, ou de la distance, il s’annonce par un bruit étrange, comme nouveau, à la fois plus sourd et plus feutré que les autres, un ronflement amorti, qui se termine en une vrille surpuissante. Le cerveau d’Albert a juste le temps de s’interroger. La détonation est incommensurable. Prise d’une convulsion foudroyante, la terre s’ébranle et pousse un grondement massif et lugubre avant de se soulever. Un volcan. Déséquilibré par la secousse, surpris aussi, Albert regarde en l’air parce que tout s’est obscurci d’un coup. Et là, à la place du ciel, une dizaine de mètres au-dessus de lui, il voit se dérouler, presque au ralenti, une immense vague de terre brune dont la crête mouvante et sinueuse ploie lentement dans sa direction et s’apprête à descendre vers lui pour l’enlacer. Une pluie claire, presque paresseuse, de cailloux, de mottes de terre, de débris de toutes sortes annonce son arrivée imminente. Albert se recroqueville et bloque sa respiration. Ce n’est pas du tout ce qu’il faudrait faire, au contraire, il faut se mettre en extension, tous les morts ensevelis vous le diront. Il y a ensuite deux ou trois secondes suspendues pendant lesquelles Albert fixe le rideau de terre qui flotte dans le ciel et semble hésiter sur le moment et le lieu de sa chute.