Dans un instant, cette nappe va s’écraser sur lui et le recouvrir.
En temps normal, Albert ressemble assez, pour faire image, à un portrait du Tintoret. Il a toujours eu des traits douloureux, avec une bouche très dessinée, un menton en galoche et de larges cernes que soulignent des sourcils arqués et d’un noir profond. Mais à cet instant, comme il a le regard tourné vers le ciel et qu’il voit la mort approcher, il ressemble plutôt à un saint Sébastien. Ses traits se sont brusquement tirés, tout son visage est plissé par la douleur, par la peur, dans une sorte de supplique d’autant plus inutile que de son vivant Albert n’a jamais cru à rien et ça n’est pas avec la poisse qui lui arrive qu’il va se mettre à croire en quelque chose. Même s’il en avait le temps.
Dans un formidable craquement, la nappe s’abat sur lui. On aurait pu s’attendre à un choc qui l’aurait tué tout net, Albert serait mort et voilà tout. Ce qui se passe est pire. Les cailloux et les pierres continuent de lui tomber dessus en grêle puis la terre arrive, d’abord couvrante et de plus en plus lourde. Le corps d’Albert est collé au sol.
Progressivement, à mesure que la terre s’entasse au-dessus de lui, il est immobilisé, compressé, comprimé.
La lumière s’éteint.
Tout s’arrête.
Un nouvel ordre du monde s’installe, un monde où il n’y aura plus de Cécile.
La première chose qui le frappe, juste avant la panique, c’est la cessation du bruit de la guerre. Comme si tout s’était tu brusquement, que Dieu avait sifflé la fin de la partie. Bien sûr, s’il y prêtait un peu attention, il comprendrait que rien ne s’est arrêté, que le son lui arrive seulement filtré, amorti par le volume de terre qui l’enserre et le recouvre, quasiment inaudible. Mais pour le moment, Albert a bien d’autres soucis que de guetter les bruits pour savoir si la guerre continue parce que pour lui, ce qui compte, c’est qu’elle est en train de se terminer.
Dès que le fracas s’est estompé, Albert est saisi. Je suis sous la terre, se dit-il ; ce n’est toutefois qu’une idée assez abstraite. C’est quand il se dit, je suis enterré vivant, que la chose prend un aspect terriblement concret.
Et lorsqu’il mesure l’étendue de la catastrophe, le genre de mort qui l’attend, quand il comprend qu’il va mourir étouffé, asphyxié, Albert devient fou, instantanément, totalement fou. Dans sa tête, tout se brouille, il hurle, et, dans ce cri inutile, il gaspille le peu d’oxygène qui lui reste. Je suis enterré, se répète-t-il en boucle, et son esprit s’engouffre dans cette effroyable évidence au point qu’il n’a même pas encore pensé à rouvrir les yeux. Tout ce qu’il fait, c’est tenter de remuer en tous sens. Tout ce qui lui reste de force, tout ce qui monte en lui de panique, se transforme en effort musculaire. Il dépense, à se débattre, une énergie incroyable. Tout ça en vain.
Et soudain, il s’arrête.
Parce qu’il vient de comprendre qu’il bouge les mains. Très peu, mais il les bouge. Il retient sa respiration. En tombant, la terre argileuse et gorgée d’eau a ménagé comme une sorte de coquille au niveau des bras, des épaules, de la nuque. Le monde dans lequel il est comme pétrifié lui a concédé quelques centimètres ici et là. En fait, il n’y a pas beaucoup de terre au-dessus de lui. Albert le sait. Quoi, quarante centimètres peut-être. Mais il est allongé dessous et cette couche est suffisante pour le paralyser, empêcher tout mouvement et le condamner.
Tout autour de lui, la terre tremble. Au-dessus, au loin, la guerre se poursuit, les obus continuent d’ébranler la terre, de la secouer.
Albert ouvre les yeux, timidement d’abord. C’est la nuit, ce n’est pas le noir complet. Des rais infinitésimaux de jour, blanchâtres, filtrent légèrement. Une lueur extrêmement pâle, à peine de la vie.
Il se contraint à respirer par petites saccades. Il écarte les coudes de quelques centimètres, parvient à étendre un peu les pieds, ça tasse la terre à l’autre bout. Avec mille précautions, luttant sans cesse contre la panique qui le gagne, il tente de dégager son visage pour respirer. Un bloc de terre cède aussitôt, comme une bulle qui éclate. Son réflexe est instantané, tous ses muscles se tendent, son corps se recroqueville. Mais rien d’autre ne se passe. Combien de temps reste-t-il ainsi, dans cet équilibre instable où l’air se raréfie lentement, à imaginer quelle mort s’approche, ce que ça va faire que d’être privé d’oxygène et de le comprendre, d’avoir les vaisseaux qui explosent un à un comme des baudruches, d’écarquiller les yeux à n’en plus pouvoir comme s’ils cherchaient à voir l’air qui manque ? Millimètre par millimètre, tandis qu’il s’efforce de respirer le moins possible, et ne pas penser, de ne pas se voir tel qu’il est, il avance la main, palpe devant lui. Il sent alors quelque chose sous ses doigts, la lueur blanchâtre bien qu’un peu plus dense, ne permet pas de distinguer ce qui l’entoure. Ses doigts touchent quelque chose de souple, pas de la terre, pas de l’argile, c’est presque soyeux, avec du grain.
Il met du temps à comprendre de quoi il s’agit.
À mesure qu’il accommode, il discerne ce qu’il a en face de lui : deux gigantesques babines d’où s’écoule un liquide visqueux, d’immenses dents jaunes, de grands yeux bleuâtres qui se dissolvent…
Une tête de cheval, énorme, repoussante, une monstruosité.
Albert ne peut réprimer un violent mouvement de recul. Son crâne cogne contre la coquille, de la terre s’écroule de nouveau, lui inonde le cou, il monte les épaules pour se protéger, cesse de bouger, de respirer. Laisse passer les secondes.
L’obus, en trouant le sol, a déterré un de ces innombrables canassons morts qui pourrissent sur le champ de bataille et vient d’en livrer une tête à Albert. Les voici face à face, le jeune homme et le cheval mort, presque à s’embrasser. L’effondrement a permis à Albert de dégager ses mains, mais le poids de la terre est lourd, très lourd, ça comprime sa cage thoracique. Il reprend doucement une respiration saccadée, ses poumons n’en peuvent déjà plus. Des larmes commencent à monter qu’il parvient à réprimer. Il se dit que pleurer, c’est accepter de mourir.
Il ferait mieux de se laisser aller, parce que ça ne va plus être long maintenant.