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Pradelle l’avait vu s’immobiliser, revenir sur ses pas, s’agenouiller, intrigué, et repousser le corps du vieux Grisonnier.

Or ce corps-là, Pradelle l’avait à l’œil depuis le début de l’attaque parce qu’il devait absolument s’en occuper et, le plus vite possible, le faire disparaître, c’était même pour cette raison qu’il était resté en serre-file sur la gauche. Pour être tranquille.

Et voilà ce con de soldat qui s’arrête en pleine course et regarde les deux cadavres, le vieux et le jeune.

Pradelle a aussitôt foncé, un taureau, je vous dis. Albert Maillard s’était déjà relevé. Il avait l’air secoué par sa découverte. Quand il a vu Pradelle fondre sur lui, il a compris ce qui allait lui arriver et il a tenté de s’enfuir, mais sa peur était moins efficace que la colère de son lieutenant. Le temps de réaliser, Pradelle était sur lui, un coup d’épaule dans le buffet et le soldat a chuté dans un trou d’obus et roulé jusqu’au fond. Bon, ça n’est que deux mètres, tout au plus, pour en ressortir, ce ne sera pas facile, va falloir de l’énergie, d’ici là Pradelle aura réglé le problème.

Et après, il n’y aura plus rien à dire vu qu’il n’y aura plus de problème.

Pradelle reste au bord du vase et regarde le soldat tout au fond, il hésite sur la solution à adopter puis se sent tranquillisé parce qu’il sait disposer du temps nécessaire. Il reviendra plus tard. Il se détourne, recule de quelques mètres.

Le vieux Grisonnier est couché sur le dos, l’air têtu. L’avantage de la situation nouvelle, c’était que Maillard, en le retournant, l’a rapproché du corps du jeune, Louis Thérieux, ça facilite la tâche. Pradelle jette un œil alentour pour vérifier que personne ne l’observe, l’occasion d’un constat : quel carnage ! C’est là qu’on se rend compte que cette attaque aura quand même coûté sacrément cher en effectifs. Mais c’est la guerre et il n’est pas ici pour philosopher. Le lieutenant Pradelle dégoupille sa grenade offensive et la cale posément entre les deux cadavres. Le temps de s’éloigner d’une trentaine de mètres et de se mettre à l’abri, les mains sur les oreilles, il perçoit la détonation qui pulvérise le corps des deux soldats morts.

Deux morts de moins dans la Grande Guerre.

Et deux disparus de plus.

Il doit aller s’occuper de ce con de soldat, là-bas, dans son trou. Pradelle sort sa seconde grenade. Il s’y connaît, il y a deux mois, il a regroupé une quinzaine de Boches qui venaient de se rendre, il les a mis en rond, les prisonniers s’interrogeaient du regard, personne ne comprenait. D’un geste, il a balancé une grenade au milieu du cercle, deux secondes avant l’explosion. Un travail d’expert. Quatre années d’expérience du lancer franc. Une précision, je ne vous dis pas. Le temps que les types se rendent compte de ce qui leur arrivait dans les pattes, ils étaient direct en partance pour le Walhalla. Vont pouvoir tripoter les Walkyries, ces enfoirés.

C’est sa dernière grenade. Après, il n’aura plus rien à balancer dans les tranchées boches. C’est dommage, mais tant pis.

À l’instant même, un obus explose, une immense gerbe de terre s’élève et s’effondre. Pradelle se soulève pour mieux voir. Le trou est entièrement recouvert !

Pile-poil. Le type est en dessous. Quel con !

L’avantage pour Pradelle, c’est qu’il a économisé une grenade offensive.

De nouveau impatient, il se remet à courir en direction des premières lignes. Allez, il est urgent d’aller s’expliquer avec les Boches. On va leur offrir un beau cadeau d’adieu.

3

Péricourt s’était fait faucher en pleine course. La balle lui avait fracassé la jambe. Il avait poussé un hurlement de bête, s’était effondré dans la boue, la douleur était insupportable. Il s’était tortillé et retourné dans tous les sens en continuant de crier et, comme il n’arrivait pas à voir sa jambe qu’il serrait à deux mains au niveau de la cuisse, il s’était demandé si un éclat d’obus ne la lui avait pas sectionnée. Il fit un effort désespéré pour se soulever un peu, il y parvint et, malgré les terribles élancements, il fut soulagé : sa jambe était bien là, entière. Il apercevait le pied tout au bout, c’était en dessous du genou que c’était écrabouillé. Ça pissait le sang ; il pouvait remuer un peu le bout du pied, il souffrait comme un damné, mais ça bougeait. Malgré le boucan, les balles qui sifflaient, les shrapnells, il pensa « j’ai ma jambe ». Il en fut rassuré parce qu’il n’aimait pas l’idée de devenir unijambiste.

On disait parfois le « petit Péricourt » pour jouer avec le paradoxe, parce que, pour un garçon né en 1895, il était extrêmement grand, un mètre quatre-vingt-trois, vous pensez, c’était quelque chose. D’autant qu’avec une taille pareille, on a vite l’air maigre. Il était déjà comme ça à quinze ans. À l’institution, ses camarades l’appelaient « le géant », et ce n’était pas toujours bienveillant, il n’était pas très aimé.

Édouard Péricourt, le genre de type qui a de la chance.

Dans les écoles qu’il fréquentait, tous étaient comme lui, des gosses de riches à qui rien ne pouvait arriver, qui entraient dans l’existence bardés de certitudes et d’une confiance en soi sédimentée par toutes les générations d’ascendants fortunés qui les avaient précédés. Chez Édouard, ça passait moins bien que chez les autres parce qu’en plus de tout ça, il était chanceux. Or on peut tout pardonner à quelqu’un, la richesse, le talent, mais pas la chance, non, ça, c’est trop injuste.

En fait, sa veine était avant tout un excellent sens de l’autoconservation. Quand le danger était trop grand, que la tournure des événements devenait menaçante, quelque chose le prévenait, il avait des antennes, et il faisait le nécessaire pour rester dans la course sans y laisser trop de plumes. Évidemment, voir comme ça Édouard Péricourt allongé dans la gadoue le 2 novembre 1918 avec une jambe en bouillie, on peut se demander si la chance ne vient pas de tourner, et dans le mauvais sens. En fait, non, pas tout à fait, parce qu’il va garder sa jambe. Il boitera le restant de ses jours, mais sur deux jambes.

Il retira rapidement son ceinturon et il en fit un garrot qu’il serra très fort pour arrêter l’hémorragie. Puis, épuisé par cet effort, il se relâcha et s’allongea. La douleur se calma un peu. Il allait devoir rester là un moment et il n’aimait pas cette position. Il risquait d’être atomisé par un obus, ou pire encore… C’était une idée qui courait fréquemment à cette époque : la nuit, les Allemands sortaient de leurs tranchées pour venir achever les blessés à l’arme blanche.

Pour relâcher ses muscles, Édouard poussa sa nuque dans la boue. Il ressentit un peu de fraîcheur. Ce qu’il y avait derrière lui, maintenant, il le voyait tout à l’envers. Comme s’il était à la campagne, allongé sous les arbres. Avec une fille. C’est une chose qu’il n’avait jamais connue, avec une fille. Celles qu’il avait croisées, c’étaient surtout celles des boxons du côté des Beaux-Arts.

Il n’eut pas le loisir de remonter plus loin dans ses souvenirs, parce qu’il aperçut soudain la haute dégaine du lieutenant Pradelle. Quelques instants plus tôt, le temps de tomber, de se rouler par terre de douleur et de faire son garrot, Édouard avait laissé tout le monde en train de courir vers les lignes boches et voilà le lieutenant Pradelle à dix mètres derrière lui, debout, immobile, comme si la guerre s’était arrêtée.