En pleurant, il continue de dégager le reste du corps, ça va vite, voici les épaules, le torse, jusqu’à la ceinture. Devant le visage du soldat, il y a une tête de cheval mort ! C’est curieux qu’ils se soient trouvés ainsi enterrés ensemble, se dit Édouard, face à face. À travers ses larmes, il voit le dessin que ça ferait, c’est plus fort que lui. Ça irait plus vite s’il pouvait se mettre debout, prendre une position différente, mais, même comme ça, il y arrive, il dit à voix haute des choses très bêtes, il dit : « T’en fais pas » en pleurant comme un veau, comme si l’autre pouvait l’entendre, il a envie de le serrer contre lui et il dit des choses dont il aurait honte si quelqu’un les entendait, parce qu’au fond il pleure sur sa propre mort. Il pleure sur sa peur rétrospective, il peut se l’avouer maintenant, depuis deux ans, combien il crève de trouille d’être un jour le soldat mort d’un autre soldat qui serait seulement blessé. C’est la fin de la guerre, ces larmes qu’il déverse sur son camarade, ce sont celles de sa jeunesse, de sa vie. La chance qu’il a eue, lui. Estropié, une jambe à tirer le reste de son existence. La belle affaire. Il est vivant. À grands gestes larges, il achève de dégager le corps.
Le nom lui revient : Maillard. Le prénom, il ne l’a jamais su, on disait seulement Maillard.
Et un doute. Il approche son visage de celui d’Albert, il voudrait faire taire le monde entier qui explose partout autour de lui pour écouter parce qu’il se demande, quand même, est-ce qu’il est mort ? Bien qu’il soit allongé près de lui et que ça n’ait rien de pratique dans cette position, il le gifle comme il peut, et la tête de Maillard suit le mouvement sans broncher ; ça ne veut rien dire, et c’est une très mauvaise idée qu’il a là, Édouard, de s’imaginer que le soldat n’est peut-être pas tout à fait mort, une idée qui va lui faire plus de mal encore, mais voilà, c’est ainsi, maintenant qu’il y a ce doute, cette question, il faut absolument qu’il vérifie et c’est terrible pour nous, de voir ça. On a envie de lui crier, laisse, tu as fait de ton mieux, on a envie de lui prendre les mains, tout doucement, de les serrer dans les nôtres pour qu’il cesse de bouger comme ça, de s’énerver, on a envie de lui dire ces choses qu’on dit aux enfants qui ont des crises de nerfs, de l’étreindre jusqu’à ce que ses larmes se tarissent. De le bercer, en somme. Seulement, il n’y a personne autour d’Édouard, ni vous ni moi, pour lui montrer le bon chemin et, dans son esprit, est remontée de loin cette idée que Maillard n’est peut-être pas vraiment mort. Édouard a vu ça une fois, ou on le lui a raconté, une légende du front, une de ces histoires dont personne n’a été le témoin, un soldat qu’on croyait mort et qu’on a ranimé, c’était le cœur, il a redémarré.
Le temps de penser ça, malgré la douleur, c’est incroyable, Édouard se hisse sur sa jambe valide. En se soulevant, il voit sa jambe droite traîner derrière lui, mais il le perçoit dans un brouillard où se mêlent la peur, l’épuisement, la souffrance, le désespoir.
Il prend son élan, un court instant.
Pendant une seconde, il est debout, sur une seule jambe, comme un héron, son équilibre ne tient à rien, il jette un regard sous lui puis, après une respiration rapide, mais profonde, il se laisse brutalement choir sur la poitrine d’Albert, de tout son poids.
Le craquement est sinistre, des côtes écrasées, brisées. Édouard entend un râle. Sous lui, la terre se retourne et il glisse plus bas, comme s’il tombait de sa chaise, mais ce n’est pas la terre qui s’est soulevée, c’est Albert qui s’est tourné, qui vomit tripes et boyaux, qui se met à tousser. Édouard n’en croit pas ses yeux, ses larmes remontent, c’est vrai qu’il a de la chance, cet Édouard, vous avouerez. Albert continue de vomir, Édouard lui tape gaiement dans le dos, il pleure et il rit en même temps. Le voilà assis là, sur ce champ de bataille dévasté, à côté de la tête d’un cheval crevé, une jambe repliée à l’envers, sanguinolente, tout près de défaillir d’épuisement, avec ce type qui revient de chez les morts en dégueulant…
Pour une fin de guerre, c’est quelque chose. Une belle image. Mais ça n’est pas la dernière. Tandis qu’Albert Maillard reprend vaguement conscience, s’époumone en roulant sur le côté, Édouard droit comme un « I » insulte le ciel, comme s’il fumait un bâton de dynamite.
C’est alors qu’arrive à sa rencontre un éclat d’obus gros comme une assiette à soupe. Assez épais et à une vitesse vertigineuse.
La réponse des dieux, sans doute.
4
Les deux hommes remontèrent à la surface de manière assez différente.
Albert, revenu d’entre les morts en vomissant tripes et boyaux, reprit vaguement conscience dans un ciel strié de projectiles, signe qu’il était bien de retour dans la vraie vie. Il ne pouvait pas encore s’en rendre compte, mais la charge déclenchée et conduite par le lieutenant Pradelle touchait déjà presque à sa fin. Cette cote 113, finalement, avait été gagnée assez facilement. Après une résistance énergique, mais brève, l’ennemi s’était rendu, on avait fait des prisonniers. Tout, du début à la fin, n’avait été qu’une formalité à trente-huit morts, vingt-sept blessés et deux disparus (on ne comptait pas les Boches dans le calcul), autant dire un excellent rendement.
Lorsque les brancardiers l’avaient ramassé sur le champ de bataille, Albert tenait la tête d’Édouard Péricourt sur ses genoux, chantonnait et le berçait dans un état que les sauveteurs qualifièrent d’« halluciné ». Il avait toutes les côtes fêlées, cassées ou fracturées, mais les poumons étaient intacts. Il souffrait le martyre, ce qui était, somme toute, bon signe, signe qu’il était vivant. Il n’était toutefois pas d’une grande fraîcheur et, même s’il l’avait désiré, il aurait été contraint de remettre à plus tard sa réflexion sur les questions que posait sa situation.
Par exemple, par quel miracle, par la grâce de quelle volonté supérieure, par quel hasard inconcevable, son cœur avait-il cessé de battre quelques minuscules secondes seulement avant que le soldat Péricourt se lance dans une opération de réanimation d’une technicité toute personnelle. Tout ce qu’il pouvait constater était que la machine avait redémarré avec soubresauts, spasmes et cahots, mais que l’essentiel avait été préservé.
Les médecins, après l’avoir étroitement bandé, avaient décrété que leur science s’arrêtait là et l’avaient relégué dans une vaste salle commune où cohabitaient tant bien que mal des soldats à l’agonie, quelques grands blessés, nombre d’estropiés de toutes sortes, et où les plus valides, malgré leurs attelles, jouaient aux cartes en visant à travers leurs pansements.
Grâce à la conquête de la cote 113, l’hôpital de l’avant, qui s’était légèrement assoupi ces dernières semaines dans l’attente de l’armistice, avait repris de l’activité, mais, comme cette attaque n’avait pas été trop dévastatrice, on y adopta un rythme normal qu’on n’avait pas connu depuis presque quatre ans. Un temps où les sœurs infirmières pouvaient se consacrer un peu aux blessés mourant de soif. Où les médecins n’étaient pas obligés de renoncer à soigner des soldats longtemps avant qu’ils soient vraiment morts. Où les chirurgiens qui n’avaient pas dormi depuis soixante-douze heures ne se tordaient plus sous les crampes qui leur venaient à force de scier fémurs, tibias et humérus.