Un encadreur vint prendre les mesures (M. Péricourt ne voulait pas se séparer des dessins) et apporta le surlendemain des vitres, des cadres ; le soir, tout était terminé. Pendant ce temps, deux ouvriers étaient venus démonter plusieurs pans de la bibliothèque afin de ménager des espaces d’accrochage. D’atelier d’encadrement, le bureau devint une salle d’exposition consacrée à une œuvre unique, son monument.
M. Péricourt continuait de travailler, de se rendre aux réunions, de présider les conseils d’administration, de recevoir, dans ses bureaux en ville, les agents de change, les directeurs de ses succursales, mais il aimait, plus qu’auparavant, rentrer, s’enfermer. Il dînait généralement seul, on lui montait son repas.
Un lent mûrissement s’était opéré en lui. Il comprenait enfin certaines choses, retrouvait des émotions anciennes, des tristesses semblables à celles vécues à la mort de sa femme, cette impression de vide et de fatalité dont il avait souffert à cette époque. Il s’adressait aussi moins de reproches concernant Édouard. En faisant la paix avec son fils, il la faisait avec lui-même, avec ce qu’il avait été.
Cet apaisement se doublait d’une découverte. Entre le carnet de dessins d’Édouard lorsqu’il était au front et les esquisses de son monument, M. Péricourt parvenait à ressentir comme physiquement ce qu’il ne connaîtrait jamais : la guerre. Lui qui n’avait jamais eu d’imagination éprouvait des émotions qui prenaient leur source dans le visage d’un soldat, dans le mouvement de la fresque… Il y eut alors comme un transfert. Maintenant qu’il ne se reprochait plus autant d’avoir été un père aveugle, insensible, qu’il admettait son fils, sa vie, il souffrait davantage de sa mort. À quelques jours de l’armistice ! Comme s’il n’était déjà pas assez injuste qu’Édouard soit mort quand d’autres étaient revenus vivants ! Était-il mort sur le coup, comme l’avait juré M. Maillard ? Parfois, M. Péricourt devait se retenir pour ne pas convoquer de nouveau cet ancien poilu qui travaillait quelque part dans sa banque afin de lui extorquer la vérité. Mais, au fond, ce camarade lui-même, qu’en savait-il réellement, de ce qu’avait ressenti Édouard à l’instant de mourir ?
À force de détailler l’œuvre à venir, son monument, M. Péricourt s’attacha de plus en plus, non pas au visage étrangement familier que Madeleine lui avait signalé et dont il s’était si bien souvenu, mais au soldat mort allongé à droite sur la fresque et au regard inconsolable de la Victoire posé sur lui. L’artiste avait saisi quelque chose de simple et profond. Et M. Péricourt sentit monter les larmes lorsqu’il comprit que son émotion venait de ce que les rôles s’étaient inversés : aujourd’hui le mort, c’était lui. Et la Victoire, c’était son fils qui posait sur son père ce regard douloureux, désolé, à vous briser le cœur.
Dix-sept heures trente passées, pourtant la température de l’après-midi ne descendait pas. Il faisait chaud dans cette voiture de louage, même la vitre ouverte du côté de la rue n’apportait aucune fraîcheur, rien d’autre qu’un souffle tiède, pénible. Henri tapotait son genou nerveusement. L’allusion de M. Péricourt à la vente de la Sallevière occupait tout son esprit. Si cela devait arriver, il l’étranglerait de ses propres mains, le vieux salaud ! Quelle part avait-il réellement pris à ses difficultés ? se demandait-il. Les avait-il encouragées ? Pourquoi ce petit fonctionnaire était-il survenu d’un coup, avec cet entêtement, cet acharnement ? Son beau-père n’y était-il vraiment pour rien ? Henri se perdait en conjectures.
Ses pensées sombres, sa fureur rentrée ne l’empêchaient pas de surveiller Dupré qui, là-bas, arpentait discrètement le trottoir, comme un homme masquant son indécision.
Henri avait remonté la vitre de la voiture pour ne pas être aperçu, reconnu, ce serait bien la peine de recourir à une voiture de louage pour être épinglé au premier coin de rue… Il était noué jusqu’à la gorge. À la guerre, au moins, on savait à qui s’en prendre ! Malgré lui, et alors qu’il essayait de se concentrer sur les épreuves à venir, ses pensées le ramenaient sans cesse à la Sallevière. Renoncer à cela, jamais. Il y était encore allé la semaine précédente ; cette restauration était parfaite, l’ensemble de bâtiments avait une allure folle. On imaginait tout de suite, devant la large façade, le départ d’une immense chasse à courre, ou le retour du cortège au mariage de son fils… Abandonner ces espoirs était impossible, personne, jamais, ne les lui ôterait.
Après l’entrevue avec Péricourt, ne lui restait qu’une cartouche, une seule.
Je suis un bon tireur, se répétait-il pour se rassurer.
Il n’avait eu que trois heures pour organiser sa contre-offensive avec une maigre troupe limitée à Dupré. Tant pis, il se battrait jusqu’au bout. S’il gagnait cette fois — ce serait difficile, mais il en était capable —, sa cible unique deviendrait ce vieux salaud de Péricourt. Ça prendra le temps nécessaire, se dit-il, mais j’aurai sa peau. Tout à fait le genre de serment qui lui faisait recouvrer ses esprits.
Dupré d’un coup leva la tête, traversa précipitamment la rue et marcha rapidement en sens inverse, dépassa le porche du ministère, attrapa le bras d’un homme qui se retourna, surpris. Henri, de loin, observa la scène, évalua l’individu. Si cet homme avait été quelqu’un qui prenait soin de sa personne, tout aurait été possible, mais il avait tout d’un clochard. Ce serait compliqué.
Planté au milieu du trottoir, l’air hébété, il dominait Dupré de la tête et des épaules. Hésitant, il tourna les yeux vers la voiture qu’on lui désignait discrètement, dans laquelle Henri attendait. Celui-ci remarqua ses énormes chaussures sales, fatiguées ; c’était la première fois qu’il voyait un type ressembler à ses godillots. Enfin, les deux hommes rebroussèrent chemin, marchant lentement. Pour Henri, la première manche était remportée, ce qui était loin de constituer un à-valoir sur la victoire.
Il en eut confirmation dès que Merlin monta dans la voiture. Il sentait très mauvais et affichait un air revêche. Il avait dû se baisser beaucoup pour entrer dans la voiture et avait ensuite gardé la tête enfoncée dans les épaules, comme s’il s’attendait à une pluie de projectiles. Il posa au sol, entre ses pieds, une grosse sacoche en cuir qui avait connu des jours meilleurs. Il était âgé, proche de la retraite. Tout était vieux et moche chez cet homme à l’œil farouche, batailleur, négligé, à se demander pourquoi on le gardait.
Henri avait tendu la main, mais Merlin n’avait pas répondu, se contentant de le dévisager. Mieux valait entrer dans le vif du sujet.
Henri s’adressa à lui de façon faussement familière, comme s’ils se connaissaient de longue date et s’apprêtaient à s’entretenir de choses sans importance :
— Vous avez rédigé deux rapports… sur les cimetières de Chazières-Malmont et de Pontaville, n’est-ce pas ?
Merlin se contenta d’un grognement. Il n’aimait pas cet homme qui sentait le riche, qui avait tout d’un truqueur. D’ailleurs, pour venir le trouver ainsi, le rencontrer dans une voiture, à la sauvette…
— Trois, dit-il.
— Quoi ?
— Pas deux rapports. Trois. Je vais en remettre bientôt un nouveau. Sur le cimetière de Dargonne-le-Grand.
À la manière dont il le disait, Pradelle comprit que son affaire venait de subir un nouveau tour de vis.
— Mais… vous y êtes allé quand ?
— Semaine dernière. Pas beau à voir là-bas.