— Comment ça ?
Pradelle, qui s’était préparé à plaider deux affaires, allait maintenant devoir courir après une troisième.
— Bah oui…, dit Merlin.
Il avait une haleine de chacal et une voix nasillarde, très déplaisante. Normalement, Henri aurait dû rester souriant, aimable, être le genre d’homme qui inspire confiance, mais Dargonne, maintenant, ça le dépassait… C’était un cimetière modeste, deux ou trois cents tombes, guère plus, avec des corps à ramener du côté de Verdun. Quelle connerie on avait encore pu faire là-bas, il n’avait entendu parler de rien ! Machinalement, il regarda dehors : Dupré était retourné à sa place précédente, sur l’autre trottoir, les mains dans les poches, il fumait en regardant les vitrines, nerveux lui aussi. Seul Merlin restait calme.
— Vous devriez surveiller vos hommes…, lâcha-t-il.
— Évidemment ! Et c’est tout le problème, cher monsieur ! Mais avec autant de chantiers, comment voulez-vous ?
Merlin n’avait aucune intention de compatir. Il se tut. Pour Henri, le faire parler était vital, on ne peut rien obtenir de quelqu’un qui se tait. Il adopta l’attitude d’un homme captivé par une affaire qui ne le concerne pas personnellement, anecdotique, mais passionnante :
— Parce que… à Dargonne…, qu’est-ce qui se passe, au juste ?
Merlin resta un long moment sans répondre, Henri se demanda s’il avait entendu la question. Lorsque Merlin ouvrit la bouche, pas un trait de son visage ne se mit en mouvement, juste les lèvres ; il était difficile de deviner ses intentions :
— Vous êtes payé à l’unité, hein ?
Henri écarta grand les mains, paumes en l’air.
— Évidemment. C’est normal, on est payé en fonction du travail !
— Vos hommes aussi sont payés à la pièce…
Henri fit une moue, oui, bien sûr, et alors…? Où voulait-il en venir ?
— C’est pour ça qu’il y a de la terre dans des cercueils, dit Merlin.
Henri écarquilla les yeux, qu’est-ce que c’est que ce bordel ?
— Il y a des cercueils sans personne dedans, reprit Merlin. Pour gagner plus d’argent, vos employés transportent et enterrent des cercueils dans lesquels il n’y a personne. Que de la terre, pour faire le poids…
Le réflexe de Pradelle fut surprenant. Il pensa : Quelle bande de cons, j’en ai vraiment marre ! Et d’englober pêle-mêle Dupré et tous ces imbéciles sur place, qui espéraient toujours pouvoir gagner un petit peu plus en faisant n’importe quoi. Pendant quelques secondes, l’affaire ne le concerna plus, qu’ils se débrouillent, lui en avait sa claque !
La voix de Merlin le rappela à la réalité et au fait que lui, en qualité de chef d’entreprise, se trouvait mouillé jusqu’au cou ; les lampistes, ce serait pour plus tard.
— Et puis… il y a les Boches, lâcha Merlin.
Il ne remuait toujours que les lèvres.
— Les Boches ?
Henri s’était redressé sur la banquette. Première lueur d’espoir. Parce que, s’il était question de ça, il était sur son terrain. Sur la question des Boches, personne ne pouvait rivaliser avec lui. Merlin bougeait la tête, non, mais d’un mouvement si imperceptible qu’Henri, d’abord, ne s’en aperçut pas. Puis le doute surgit, les Boches, c’est vrai, quels Boches ? Qu’est-ce qu’ils venaient foutre ici ? Son visage devait refléter son état d’esprit parce que Merlin répondit comme s’il avait compris son incertitude.
— Si vous y allez, à Dargonne…, commença-t-il.
Puis il s’arrêta. Henri fit un mouvement du menton, allez, accouche, c’est quoi cette histoire ?
— Il y a des tombes françaises, reprit Merlin, avec, dedans, des soldats boches.
Henri ouvrit la bouche comme un poisson, atterré par cette nouvelle. Une catastrophe. Un cadavre, c’est un cadavre, soit. Pour Pradelle, une fois mort, que le type soit français, allemand ou sénégalais, il s’en foutait complètement. Dans ces cimetières, il n’était pas rare de découvrir le corps d’un soldat étranger, un qui s’était égaré, et même parfois plusieurs, des soldats d’unités d’attaque, des éclaireurs, les mouvements de troupes faisaient sans cesse des allers-retours… Des consignes draconiennes étaient données à ce sujet : les corps des soldats allemands devaient être strictement séparés de ceux des héros vainqueurs, des carrés spécifiques leur étaient réservés dans les nécropoles créées par l’État. Si le gouvernement allemand, ainsi que le Volksbund Deutsche Kriegsgräberfürsorge, le service d’entretien des sépultures militaires allemandes, discutaient avec les autorités françaises sur le sort définitif de ces dizaines de milliers de « corps étrangers », en attendant, confondre un soldat français avec un Boche relevait du sacrilège.
Enterrer un Boche dans une tombe française, imaginer des familles entières se recueillir devant des emplacements sous lesquels seraient inhumés des soldats ennemis, les corps de ceux qui avaient tué leurs enfants, était proprement insupportable et confinait à la profanation de sépulture.
Scandale assuré.
— Je vais m’en occuper…, murmura Pradelle, qui n’avait pas la moindre idée, ni de l’ampleur de cette catastrophe, ni des moyens pour y remédier.
Combien y en avait-il ? Depuis quand mettait-on des Boches dans des cercueils français ? Comment les retrouver ?
Plus que jamais, il fallait que ce rapport disparaisse.
Impérativement.
Henri regarda mieux Merlin et prit conscience qu’il était bien plus vieux encore qu’il lui avait semblé d’abord, avec ses traits creusés et ce vitreux de l’œil qui annonce la cataracte. Et une tête vraiment petite, comme certains insectes.
— Il y a longtemps que vous êtes fonctionnaire ?
La question fut posée d’une voix cassante, autoritaire, d’un ton de militaire. Pour Merlin, elle eut l’air d’une accusation. Il n’aimait pas cet Aulnay-Pradelle qui correspondait si parfaitement à ce qu’il s’était imaginé, une grande gueule, un roublard, un riche, un cynique, le mot de « mercanti » lui vint à l’esprit, très à la mode. Merlin avait accepté de monter dans ce véhicule parce qu’il y avait intérêt, mais il s’y sentait mal, comme dans un cercueil.
— Fonctionnaire ? répondit-il. Toute ma vie.
C’était exprimé sans fierté, sans amertume, simple constat d’un homme qui certainement n’avait jamais imaginé un autre état que celui-ci.
— Quel est votre grade aujourd’hui, monsieur Merlin ?
C’était bien vu, mais blessant, et à peu de frais parce que, pour Merlin, stagner, à quelques mois de la retraite, dans les tréfonds de la pyramide administrative restait une plaie ouverte, une humiliation. Son avancement avait péniblement suivi les progrès exclusivement dus à l’ancienneté et il se trouvait dans la situation d’un soldat du rang qui achèverait sa carrière sous l’uniforme d’un seconde classe…
— Vous avez fait, reprit Pradelle, un travail extraordinaire, dans ces inspections !
Il était admiratif. Merlin aurait été une femme, il lui aurait pris la main.
— Grâce à vos efforts, à votre vigilance, nous allons pouvoir remettre de l’ordre dans tout ça. Les employés indélicats…, nous allons les foutre dehors. Vos rapports vont nous être de la plus grande utilité, ils vont nous permettre une reprise en main très ferme.
Merlin se demanda qui était ce « nous » dans la bouche de Pradelle. La réponse arriva aussitôt, ce « nous », c’était la puissance de Pradelle, c’était lui, ses amis, sa famille, ses relations…
— Le ministre lui-même sera intéressé, poursuivait Henri, et je peux même dire : reconnaissant ! Oui, reconnaissant pour votre compétence et votre discrétion ! Parce que bien sûr, vos rapports nous seront indispensables, mais il ne serait bon pour personne que la chose s’ébruite, n’est-ce pas…