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Ce « nous » rassemblait un monde de pouvoir, d’influence, des amitiés au plus haut niveau, des décideurs, le haut du panier, à peu près tout ce que haïssait Merlin.

— Je vais en parler personnellement au ministre, monsieur Merlin…

Et pourtant, pourtant… C’était certainement le plus triste dans tout cela : Merlin sentait quelque chose monter en lui, à son corps défendant, à la manière d’une érection incontrôlable. Après tant d’années d’humiliation, connaître enfin une belle promotion, faire taire toutes les mauvaises langues, et même commander ceux qui l’avaient humilié… Il vécut des secondes d’une intensité folle.

Pradelle vit clairement sur le visage de ce raté que n’importe quelle nomination serait suffisante, n’importe quelle verroterie, comme pour les nègres dans les colonies.

— … et je vais veiller, reprit-il, à ce que votre mérite et votre efficacité ne soient pas oubliés mais, au contraire, dignement récompensés !

Merlin hocha la tête en signe d’assentiment.

— Tiens, pendant que vous y êtes…, dit-il d’une voix sourde.

Il se pencha vers sa grosse serviette en cuir et farfouilla un long moment. Henri commençait à respirer, il avait trouvé la clé. Il fallait maintenant obtenir qu’il retire ses rapports, annule tout, réécrive même de nouveaux comptes rendus élogieux, contre une nomination, un grade, une prime : avec les médiocres, n’importe quoi fait l’affaire.

Merlin fouilla encore un long moment puis il se releva avec à la main une feuille de papier froissée.

— Pendant que vous y êtes, répéta-t-il, mettez aussi de l’ordre là-dedans.

Henri prit la feuille et la lut, c’était une réclame. Il blêmit. La société Frépaz proposait de racheter « à bon prix, tous les dentiers usagés, même brisés ou hors d’usage ».

Le rapport d’inspection devenait de la dynamite.

— Ça fonctionne pas mal, ce truc-là, reprit Merlin. C’est un bénéfice modeste pour le personnel local, quelques centimes par dentier, mais bon, les petits ruisseaux font les grandes rivières.

Il désigna le papier que tenait Pradelle.

— Vous pouvez le garder, j’en ai mis un autre exemplaire dans mon rapport.

Il avait repris sa sacoche et parlait à Pradelle du ton de quelqu’un que la conversation n’intéresse plus. Et c’était vrai parce que ce qu’il venait d’entrevoir arrivait trop tard. Cet éclair de désir, la perspective d’une promotion, d’un nouveau rang, avait fait long feu. Il allait bientôt quitter la fonction publique et avait abandonné tout espoir de réussite. Rien n’effacerait jamais quarante années comme celles qu’il avait vécues. D’ailleurs, que ferait-il, assis dans un fauteuil de chef de service, à commander des gens qu’il méprisait depuis toujours ? Il frappa sur sa sacoche, bon, c’est pas que je m’ennuie.

Pradelle lui attrapa soudain l’avant-bras.

Sous le manteau, il sentit la maigreur, on rencontrait tout de suite l’os, ce qui procurait une impression très déplaisante, cet homme était un volumineux squelette habillé chez les chiffonniers.

— Combien payez-vous de loyer ? Combien gagnez-vous ?

Les questions fusèrent comme des menaces, fini les approches de loin, on allait clarifier le débat. Merlin, qui n’était pas impressionnable, eut tout de même un mouvement de recul. Toute la personne de Pradelle exsudait la violence, il lui serrait l’avant-bras avec une force terrible.

— Combien vous gagnez ? répéta-t-il.

Merlin tenta de reprendre ses esprits. Bien sûr, il le connaissait par cœur, ce chiffre, mille quarante-quatre francs par mois, douze mille francs par an, avec lesquels il avait végété toute sa vie. Rien à lui, il mourrait anonyme et pauvre, ne laisserait rien à personne, et de toute manière, il n’avait personne. La question du traitement était plus humiliante encore que celle du grade, circonscrite aux murs du ministère. La gêne, c’est autre chose, vous l’emportez partout avec vous, elle tisse votre vie, la conditionne entièrement, à chaque minute elle vous parle à l’oreille, transpire dans tout ce que vous entreprenez. Le dénuement est pire encore que la misère parce qu’il y a moyen de rester grand dans la ruine, mais le manque vous conduit à la petitesse, à la mesquinerie, vous devenez bas, pingre ; il vous avilit parce que, face à lui, vous ne pouvez pas demeurer intact, garder votre fierté, votre dignité.

Merlin en était là, sa vision s’était obscurcie ; quand il reprit ses esprits, il eut un éblouissement.

Pradelle tenait une énorme enveloppe bourrée à craquer de billets larges comme des feuilles de platane. On ne faisait plus dans la dentelle. L’ancien capitaine n’avait pas eu besoin de lire Kant pour se persuader que tout homme a son prix.

— On ne va pas tourner autour du pot, dit-il fermement à Merlin. Dans cette enveloppe, il y a cinquante mille francs…

Cette fois, Merlin perdit pied. Cinq ans de salaire pour un raté en fin de course. Devant de telles sommes, personne ne peut rester indifférent, c’est plus fort que soi, aussitôt vous avez des images, votre cerveau commence à calculer, cherche des équivalents, combien vaut un appartement, une voiture…?

— Et dans celle-ci (Pradelle sortit une seconde enveloppe de sa poche intérieure), la même somme.

Cent mille francs ! Dix années de salaire ! La proposition eut un effet immédiat, comme si Merlin rajeunissait de vingt ans.

Il n’hésita pas une seconde, arracha littéralement les deux enveloppes des mains de Pradelle, ce fut foudroyant.

Il se pencha vers le sol, on aurait dit qu’il s’était mis à pleurer, il reniflait, penché sur sa sacoche qu’il bourrait avec les enveloppes, comme si elle était percée et qu’il eût fallu en tapisser le fond pour limiter les dégâts.

Pradelle lui-même fut pris de vitesse, mais cent mille francs, c’était énorme, il en voulait pour son argent. Il attrapa de nouveau l’avant-bras de Merlin, à lui casser l’os.

— Vous me foutez tous ces rapports aux chiottes, dit-il, les dents serrées. Vous écrivez à votre hiérarchie que vous vous êtes gouré, vous dites n’importe quoi, je m’en fous, mais vous prenez tout sur vous. C’est compris ?

C’était clair, bien compris. Merlin balbutia oui, oui, oui, renifla, en larmes ; il se propulsa hors de la voiture. Dupré vit surgir sur le trottoir sa grande carcasse, comme un bouchon de champagne.

Pradelle sourit avec satisfaction.

Il repensa aussitôt à son beau-père. Maintenant que l’horizon s’était dégagé, il allait étudier la question primordiale : comment faire la peau à cette vieille ordure ?

Dupré, penché, cherchait du regard son patron à travers la vitre de la voiture d’un air interrogateur.

Et lui, songea Pradelle, je vais le reprendre en main…

35

La femme de chambre avait la désagréable impression d’être une débutante dans les arts du cirque. Le gros citron, d’un jaune d’anthologie, ne cessait de rouler sur le plateau d’argent, menaçant de tomber au sol puis de rouler dans l’escalier ; à tous les coups, il allait tournoyer comme ça jusqu’au bureau du directeur. Pour se faire engueuler, il n’y a pas mieux, se dit-elle. Personne pour la voir, elle mit le citron dans sa poche, son plateau sous le bras, et continua de monter les escaliers (au Lutetia, le personnel n’avait pas le droit à l’ascenseur, et puis quoi encore !).