Départ dans quatre jours.
Édouard remua avec précaution la poudre brune et le jus de citron, vérifiant qu’il ne restait pas de particules cristallisées, non dissoutes.
Quatre jours.
Au fond, il pouvait se l’avouer, il n’avait jamais cru à ce départ, jamais vraiment. Toute cette merveilleuse histoire de monuments, chef-d’œuvre de drôlerie, cette mystification comme on ne pouvait en rêver plus tonique ni plus joyeuse, lui avait permis de passer le temps, de se préparer à mourir, mais pas plus. Il ne s’en voulait même pas d’avoir entraîné Albert dans cette histoire folle, convaincu que, tôt ou tard, chacun y trouverait son bénéfice.
Après avoir remué avec soin la poudre, il tenta, malgré les tremblements de ses mains, de poser la cuillère en équilibre sur la table sans en renverser le contenu. Il prit le briquet, tira l’étoupe et commença à rouler la molette sous son pouce, provoquant des étincelles qui finiraient par allumer la mèche. En attendant, puisqu’il fallait être patient, tout en roulant la molette sans s’arrêter, il regarda l’immense suite. Il s’y sentait vraiment chez lui. Il avait toujours vécu dans de grandes pièces ; ici, le monde était à sa dimension. Dommage que son père ne puisse le voir dans ce décor de luxe parce que, somme toute, Édouard avait fait fortune bien plus vite que lui et par des moyens pas forcément plus sales. Il ne savait pas exactement de quelle manière son père s’était enrichi, mais il était persuadé que derrière toute richesse se cachaient quelques crimes, inévitablement. Lui, au moins, n’avait tué personne, tout juste s’il avait aidé quelques illusions à disparaître, accéléré l’effet inévitable du temps, rien d’autre.
L’étoupe se mit enfin à se consumer, la chaleur se dégagea, Édouard posa la cuillère, et le mélange commença à frémir, grésillant légèrement ; il fallait être très attentif, tout se jouait là. Lorsque le mélange fut prêt, Édouard dut attendre qu’il refroidisse. Il se leva, s’avança jusqu’aux fenêtres. Une belle lumière régnait sur Paris. Il ne portait pas de masque lorsqu’il était seul et surprit son image dans les vitres, pareille à celle qu’il avait découverte en 1918, lorsqu’il était hospitalisé et qu’Albert avait cru qu’il voulait simplement un peu d’air. Quel choc.
Édouard se détailla. Il n’était plus bouleversé, on s’habitue à tout, mais sa tristesse, elle, restait intacte, la faille qui s’était ouverte en lui n’avait fait, au fil du temps, que s’agrandir, s’agrandir encore et toujours. Il avait trop aimé la vie, voilà le problème. À ceux qui n’y tenaient pas autant, les choses devaient paraître plus simples, tandis qu’à lui…
Le mélange était arrivé à bonne température. Pourquoi l’image de son père continuait-elle à le hanter ?
Parce que leur histoire ne s’était pas terminée.
Cette idée arrêta Édouard dans son geste. Comme une révélation.
Toute histoire doit trouver sa fin, c’est dans l’ordre de la vie. Même tragique, même insupportable, même dérisoire, il faut une fin à tout, et avec son père, il n’y en avait pas eu, tous deux s’étaient quittés ennemis déclarés, ne s’étaient jamais revus, l’un était mort, l’autre non, mais personne n’avait prononcé le mot de la fin.
Édouard serra le garrot autour de son bras. Tandis qu’il poussait le liquide dans sa veine, il ne put s’empêcher d’admirer cette ville, d’admirer encore cette lumière. Le flash qui le saisit lui coupa la respiration, la lumière explosa sur sa rétine, jamais il n’en avait espéré de plus sublime.
36
Lucien Dupré débarqua juste avant le dîner, Madeleine était déjà descendue et venait de s’installer. Henri absent, elle dînerait seule, son père avait commandé son repas dans sa chambre.
— Monsieur Dupré…
Madeleine étant terriblement civilisée, on l’aurait jurée sincèrement contente de le voir. Ils étaient face à face dans l’immense vestibule et Dupré, tout raide avec son manteau sur le dos et son chapeau à la main, ressemblait, à cause du sol en damier noir et blanc, à un pion sur un jeu d’échecs, ce qu’il était vraisemblablement.
Il n’avait jamais su que penser de cette femme calme et décidée, sauf qu’elle lui faisait peur.
— Pardon de vous déranger, dit-il, je cherche Monsieur.
Madeleine sourit, non de la demande, mais de sa formulation. Cet homme était le principal collaborateur de son mari, mais il s’exprimait comme un domestique. Elle se contenta d’un sourire impuissant, voulut répondre, mais le bébé fit à cet instant une ruade qui lui coupa le souffle, ses genoux cédèrent. Dupré se précipita et la retint, embarrassé, il ne savait où poser les mains. Dans les bras de cet homme court sur jambes mais très puissant, elle se sentit en sécurité.
— Voulez-vous que j’appelle ? demanda-t-il en la dirigeant vers une des chaises qui bordaient le vestibule.
Elle rit franchement.
— Mon pauvre monsieur Dupré, on n’en finirait pas d’appeler à l’aide ! Ce bébé est un vrai diable, il adore la gymnastique, surtout la nuit.
Assise, elle reprit son souffle, les mains serrées sur son ventre. Dupré était encore penché vers elle.
— Merci, monsieur Dupré…
Elle le connaissait très peu, bonjour, bonsoir, comment allez-vous, mais elle n’écoutait jamais la réponse. Or elle en prit soudain conscience : lui, bien qu’il fût très discret parce que très soumis, en savait sans doute beaucoup sur la vie d’Henri et donc sur son ménage à elle. L’idée lui déplut. Humiliée, non par l’homme, mais par la circonstance, elle serra les lèvres.
— Vous cherchez mon mari…, commença-t-elle.
Dupré se redressa, son instinct lui dictait de ne pas insister, de partir le plus rapidement possible, mais c’était trop tard, comme s’il avait allumé la mèche et qu’il eût trouvé l’issue de secours fermée à double tour.
— En fait, poursuivit Madeleine, moi non plus, je ne sais pas où il est. Avez-vous fait le tour de ses maîtresses ?
C’était demandé du ton empathique de qui souhaite sincèrement rendre service. Dupré ferma le dernier bouton de son manteau.
— Je peux vous en dresser la liste si vous voulez, mais cela nécessitera un peu de temps. Si vous ne le trouvez pas chez l’une d’elles, je vous conseille d’entreprendre le tour des maisons de passe qu’il fréquente. Commencez par celle de la rue Notre-Dame-de-Lorette, Henri l’adore. S’il n’y est pas, vous avez celle de la rue Saint-Placide, puis celle du quartier des Ursulines, je ne me souviens jamais du nom de la rue.
Elle se tut un instant, puis reprit :
— Je ne sais pas pourquoi les bordels sont si souvent situés dans des rues aux noms aussi œcuméniques… L’hommage du vice à la vertu, sans doute.
Le mot « bordel » dans la bouche de cette femme racée, enceinte, seule dans cette grande maison, n’était pas choquant mais terriblement triste. Quelle peine cela supposait… En quoi Dupré se trompait. Madeleine n’avait aucune peine, ce n’était pas son amour qui était blessé (il s’était éteint depuis longtemps), juste son amour-propre.
Dupré, lui, soldat dans l’âme, jamais battu, resta de marbre. Madeleine, qui se déplaisait d’avoir adopté ce rôle, c’était ridicule, fit un geste qu’il interrompit, je vous en prie, ne vous excusez pas. C’était pire que tout, il la comprenait. Elle quitta le vestibule sur un au revoir marmonné, à peine audible.
Henri abattit un carré de cinq, l’air de dire, que voulez-vous, c’est ainsi, il y a des jours où tout vous réussit. Autour de la table on s’esclaffa, surtout Léon Jardin-Beaulieu, qui perdait le plus, son rire était censé exprimer son fair-play, son détachement, quoi, cinquante mille francs dans la soirée, la belle affaire… D’ailleurs, c’était vrai. Il souffrait moins de la somme perdue que de la réussite insolente d’Henri. Cet homme lui prenait tout. Ils pensaient la même chose, l’un et l’autre. Cinquante mille francs, calculait Henri en ramassant ses cartes, encore une heure comme ça, et je récupère tout ce que j’ai donné au raté du ministère ; le vieux avec ses grosses galoches, il va pouvoir s’en acheter de neuves…