À deux reprises, le soir, en se dirigeant vers la porte à tambour et en s’entendant héler par un collègue, ou parce qu’il avait cru percevoir de la suspicion dans le regard d’un client, il avait commencé à pisser dans son pantalon et avait dû héler un taxi pour rentrer à la maison.
Les autres fois, il passait la tête sur le trottoir avant de sortir, histoire de vérifier que l’échafaud absent le matin n’avait pas été dressé dans la journée devant sa station de métro, sait-on jamais.
Dans son cartable, qui servait à la plupart des employés à transporter leur déjeuner, Albert rapportait ce soir-là quatre-vingt-dix-neuf mille francs en grosses coupures. Pourquoi pas cent mille, une question de superstition penserez-vous, eh bien, pas du tout : une affaire d’élégance. C’était de l’esthétique — de comptable, évidemment, il faut relativiser —, mais de l’esthétique tout de même, parce que, avec cette somme, le Souvenir Patriotique pouvait s’enorgueillir d’avoir escroqué un million cent onze mille francs. Pour Albert, c’était joli tous ces 1 qui se suivaient. Le minimum fixé par Édouard était donc très largement dépassé et, à titre plus personnel, c’était, pour Albert, un jour de victoire. Nous étions le samedi 10 juillet, il avait sollicité de sa direction un congé exceptionnel de quatre jours à l’occasion de la fête nationale et, comme à l’heure de la réouverture de la banque, le 15 juillet, il serait normalement sur le bateau en route pour Tripoli, ce jour-là était son dernier à la banque. Comme lors de l’armistice de 1918, sortir vivant de cette aventure le laissait pantois. Un autre que lui se serait cru immortel. Mais Albert n’arrivait pas à s’imaginer une seconde fois survivant ; le moment de l’embarquement pour les colonies avait beau approcher, il n’y croyait pas vraiment tout à fait.
— À la semaine prochaine, monsieur Maillard !
— Hein ? Quoi ? Euh… Oui, bonsoir…
Puisqu’il était encore vivant et que le million emblématique était atteint et même dépassé, Albert se demandait s’il ne serait pas judicieux de changer les billets de train et de bateau, et d’anticiper le départ. Mais sur cette question, il était plus déchiré que sur le reste.
Partir, oui, très vite, tout de suite même si cela avait été possible… Mais Pauline ?
Cent fois, il avait essayé de lui parler, autant de fois il avait renoncé. Pauline était merveilleuse, du satin dehors et du velours dedans, et savante à un point ! Mais elle était de ces filles du peuple avec lesquelles on fait les bourgeoises. Le mariage en blanc, l’appartement, les enfants, trois, peut-être quatre, c’était là tout l’horizon. Si cela n’avait tenu qu’à lui, une petite vie tranquille avec Pauline et des enfants, quatre pourquoi pas, Albert aurait été d’accord, il aurait même bien aimé garder son emploi à la banque. Mais maintenant qu’il était un escroc patenté, et bientôt, si Dieu le voulait, de niveau international, cette perspective s’évanouissait et avec elle Pauline, le mariage, les enfants, l’appartement et la carrière bancaire. Il ne restait qu’une solution : tout lui avouer, la décider à partir avec lui, dans trois jours, avec un million de francs en grosses coupures dans une valise, un copain au visage ouvert en deux comme une pastèque et la moitié de la police française à leurs trousses.
Autant dire, impossible.
Ou partir seul.
Quant à demander conseil à Édouard, c’était parler à un mur. Finalement, même s’il l’aimait infiniment, et pour toutes sortes de raisons très contradictoires, Albert trouvait Édouard assez égoïste.
Il passait le voir tous les deux jours, entre la mise à l’abri des fonds et les retrouvailles avec Pauline. L’appartement de l’impasse Pers étant maintenant déserté, Albert n’avait pas jugé prudent d’y laisser la fortune sur laquelle leur avenir reposait. Il avait cherché une solution, il aurait pu louer un coffre dans une banque, mais il n’avait pas confiance, il avait préféré la consigne de la gare Saint-Lazare.
Chaque soir il retirait sa valise, s’installait dans les toilettes du buffet pour y mettre le revenu de la journée, puis il la rendait à l’employé. Il passait pour un représentant de commerce. En gaines et corsets, avait-il déclaré, il n’avait pas trouvé autre chose. Les employés lui adressaient des œillades complices auxquelles il répondait par un petit signe modeste qui, évidemment, accroissait encore sa réputation. Pour le cas où il aurait fallu détaler à toute vitesse, Albert avait également déposé un immense carton à chapeau qui contenait le cadre avec la tête de cheval dessinée par Édouard, dont il n’avait jamais réparé la vitre et, par-dessus, enveloppé dans du papier de soie, le masque du cheval. Obligé de partir précipitamment, il savait qu’il laisserait plutôt la valise de billets que ce carton.
Après la consigne de la gare, et avant d’aller retrouver Pauline, Albert se rendait au Lutetia, ce qui le mettait dans un état effroyable. Pour passer inaperçu, un palace parisien…
— Ne t’inquiète pas ! avait écrit Édouard. Plus c’est visible, moins on le voit. Regarde Jules d’Épremont ! Personne ne l’a jamais vu, et pourtant, tout le monde lui fait confiance.
Il avait éclaté de l’un de ces rires chevalins qui vous faisaient dresser les cheveux sur la tête.
Albert avait d’abord compté les semaines, puis les jours. Mais maintenant, depuis qu’Édouard, sous son vrai-faux nom d’Eugène Larivière, était descendu commettre ses excentricités dans un grand hôtel, il comptait les heures et même les minutes qui les séparaient du départ, fixé le 14 juillet par le train quittant Paris pour Marseille à 13 heures et permettant d’attraper, le lendemain, le SS D’Artagnan de la Compagnie des messageries maritimes à destination de Tripoli.
Trois billets.
Ce soir-là, ses dernières minutes dans le ventre de la banque furent aussi difficiles à vivre qu’un accouchement, chaque pas lui coûta, puis, enfin, il fut dehors. Devait-il réellement y croire ? Le temps était beau, sa sacoche lourde. À droite, pas d’échafaud ; à gauche, pas de compagnie de gendarmerie…
Rien d’autre que, sur le trottoir opposé, la petite silhouette mince de Louise.
Cette vision lui fit un choc, un peu comme lorsque vous croisez dans la rue un commerçant que vous n’avez vu que derrière son étal, vous le reconnaissez mais vous sentez que ce n’est pas dans l’ordre des choses. Louise n’était jamais venue le chercher. Il se demanda, en traversant précipitamment la rue, de quelle manière elle avait trouvé l’adresse de la banque, mais cette petite passait son temps à écouter, elle devait même en savoir long sur leurs affaires.
— C’est Édouard…, dit-elle. Il faut venir tout de suite.
— Quoi, Édouard, qu’est-ce qu’il y a ?
Mais Louise ne répondit pas, elle avait levé la main et arrêté un taxi.
— Hôtel Lutetia.
Dans la voiture, Albert posa sa sacoche entre ses pieds. Louise regardait droit devant elle, comme si elle conduisait le taxi. Une chance pour Albert, Pauline, de service ce soir-là, finirait tard, et comme elle reprenait le lendemain de bonne heure, elle dormirait « chez elle ». Pour une domestique, ça signifiait chez les autres.
— Mais enfin…! demanda Albert au bout d’un moment. Qu’est-ce qu’il a Éd…
Il surprit le regard du chauffeur dans le rétroviseur et se reprit précipitamment :
— Qu’est-ce qu’il a, Eugène ?